Gibraltar
Il est neuf heures du matin dans le port de Gibraltar et j'ai une flemme pas possible. Je tire les rideaux de la cabine arrière sur une journée qui ne s'ouvre pas. Il fait gris, il fait moche.
Les rafales violentes ont fait couiner les amarres des voisins toute la nuit. Pas les nôtres elles sont savonnées. La pluie tambourine sur le pont. Chouette le bateau sera lavé ! Nous, ce matin on a les idées vraiment bien claires. On est au chaud sous la couette. Conditions idéales pour analyser nos mésaventures d'hier de façon positive. Finalement on est content que les rivets nous aient lâchés ici. Ce sera plus facile à gérer. Imaginez que cela nous arrive au milieu de l'atlantique. Ce ne serait pas insurmontable mais moins commode tout de même pour réparer ! Bon puisque la vie est belle, debout pour le petit déjeuner.
Une heure plus tard, je rentre de la douche. Un homme est debout devant Lune de Miel. Il paraît hypnotisé. Il détaille le bateau comme s'il rencontrait un rêve. Je m'approche doucement. L'homme se rend compte de ma présence. Il parle dans un français impeccable. Bien ! ce monsieur !
- il est à vous le voilier
- non, il est à mon mari.
- Ah, il a de la chance votre mari...
Il se replonge dans sa contemplation. Il adresse au flanc arrondi de Lune de Miel des sourires épanouis et des soupirs langoureux. Il est cloué sur le quai, il paraît vraiment secoué le bonhomme. Il ne s'intéresse absolument pas à moi. Donc la chance de Laurent, ce n'est pas moi. Il n'est peut-être pas si bien que ça, ce Monsieur. Il m'énerve un peu. Je monte à bord avec une pointe de jalousie. Se peut-il qu'un jour un homme me regarde encore de cette manière ? J'appelle Laurent pour qu'il vienne parler à l'homme. Ils auront sûrement des choses à partager. Mais lorsque je ressors du carré, l'homme a disparu.
Deux heures plus tard, Laurent est replongé dans la lecture des cartes météo entre le PC et le récepteur HF. Moi, j'ai envie de prendre l'air de la terre. Je quitte le port et m'engage le long de la zone portuaire. Je pense à l'admirateur béat du voilier. Si un voisin regarde une épouse avec cet air heureux, amoureux, épanoui, le mari en prendra sûrement ombrage. Les deux hommes ne deviendront sûrement pas copains. Mais si le même voisin regarde le navire avec les mêmes sentiments, le mari sera flatté et réjoui... Et les deux hommes auront envie de se rencontrer. N'est-ce pas étrange ? Serait-il vrai qu'un homme peut avoir plus d'égards, plus de respect, plus de confiance en son voilier qu'en sa femme ?
Restons sérieux, aujourd'hui la mer m'intrigue. Mon idée c'est de rejoindre la pointe de la baie et voir à quoi elle ressemble quand il y a tempête et qu'on n'est pas dedans. Une enceinte fortifiée protège le coeur de la ville. Je commence par longer l'extérieur des murs. Beaucoup de circulation sur cette voie à caractère industriel. Après une demie heure de marche, je longe toujours les remparts sur ma gauche. Des palmiers dattiers stériles et faméliques s'accrochent aux pierres grises. Sur le trottoir de droite, les ateliers suivent des usines qui suivent des entrepôts. Aucune visibilité vers la mer. C'est d'une rare mocheté. La rue se réduit. Il doit être à peu près midi. La nuit tombe et il pleut à seaux, comme on dit dans mon doux pays des Vosges. Les panneaux, l'allure des gens, la nuitée et la pluie à midi, aucun doute, je suis en Angleterre.
J'arrive au bout de cette triste rue. C'est une impasse fermée par une porte grillagée. C'est encore un entrepôt. Les frigos font un raffut assourdissant. J'hésite au milieu d'une espèce de cour. Les camions entrent et sortent. Un homme vient vers moi avec son sourire anglais. Hé, je ne suis pas sûre que vous sachiez reconnaître le sourire anglais. Il suffit d'aller se perdre dans les docks à Gibraltar un jour de pluie pour voir ça.
Dialogue : ( Je n'écris pas en V.O. Vous ne supporteriez pas mon accent...)
- Hello, Qui cherchez-vous ?
- Hello, je cherche Monsieur Becker.
- Ici ?
- Bien sûr.
- D'où venez-vous ?
- De Marseille.
Le mec hésite, il rigole et disparaît dans un hangar. Moi aussi j'hésite. Je suis normalement face à la mer mais les murs des hangars bouchent l'horizon. Imaginez que le mec revienne avec Monsieur Becker, j'aurai l'air fine. Donc je fais discrètement demi-tour en pataugeant dans les flaques et en évitant les semi-remorques...
Dommage, Je ne saurai pas comment est la mer aujourd'hui.
Au prochain carrefour, je me glisse à travers une porte du rempart et je débouche sur la Main Street. Je suis dans l'enceinte de la ville. Fin novembre, c'est déjà Noël dans cette rue là. C'est une rue commerçante et piétonne, typique de n'importe quelle petite ville provinciale. Les boutiques touristiques sont collées les unes aux autres. Il s'y vend essentiellement de l'alcool, du tabac et du matériel photo. Il y a un monde fou. Mais la foule ici est très différente de celle qu'on croise en Espagne. C'est plus ordinaire, avec une touche d'excentricité ça et là. Une cape en lainage mou sur une robe de soirée en satin.... et des grolles pour aller danser la polka. Il y aussi des figures tout droit sorties d'un roman d'Agatha Christie. C'est rigolo de déambuler à travers ce peuple pas du tout cosmopolite. L'anglais est de rigueur ici. Je suis loin de l'ambiance glauque que prêtent beaucoup de romans à la ville de Gibraltar.
Je suis contente d'y rester quelques jours.
Mais dès la prochaine nuit, ma vie se complique. Je me réveille au milieu de la nuit avec l'épouvantable sensation de ne pas pouvoir bouger les reins. Mon dos me fait affreusement souffrir. Le vent a été d'une violence inouïe. Toute la nuit j'ai senti le bateau qui se débattait entre les amarres. Il se couchait, gémissait,. Il ne voulait pas se soumettre au vent. C'était terrible. Il y a eu des craquements et des grincements que je ne savais pas identifier. Et j'ai tellement mal au dos.
Laurent ronfle, l'heureux homme !
Ce matin, la météo se modifie. Le beau temps doit revenir mais le vent passera rapidement à l'ouest/nord ouest d'ici lundi. Il faudrait qu'on puisse passer dimanche. Serons-nous prêts ? Nous avons pas mal de bricolages à entreprendre. J'espère que nous ne devrons pas poireauter ici une semaine.
J'appellerai les enfants pour leur signaler notre départ de traversée Canaries ou Madère, lorsque ce sera imminent.
Le port de Gibraltar se réveille.
La lumière est si belle qu'on se croirait un dimanche de Pâques. L'effervescence est revenue sur les pannes. On parle, on flâne, on s'active. Les filières et les haubans s'ornent de tout le beau linge qui sèche. C'est le grand pavois des familles en vadrouille. Une douce rumeur de vacances plane dans l'air ; les enfants courent sur les pontons, les bébés braillent dans leur couffin. Les amarres ont cessé de gémir. Le soleil enfin nous redonne les images de la vie en couleurs. Le vent est si doux, si léger, pourquoi pique-t-il les yeux ?
Est-ce de l'émotion ?
Mais nous n'avons pas perdu notre temps. D'abord parce que malgré le mauvais temps et les avis de tempête qui ont agité la baie, nous, on était peinards, à l'abri, presque au chaud. Le carré se régulait à 15 ° avec notre mini chauffage.
Laurent a réparé provisoirement le vit de mulet ou vide mulet , ou vice de mulet selon le degré de ma colère La réparation est un rafistolage de fortune. Pas facile de trouver les pièces adaptées, d'autant que les mesures ici sont anglaises.
Nous avons réinstallé la grand voile qui finalement se trouve plutôt bien de cette révision générale. Laurent a installé le nouveau pilote automatique qui ne voulait pas s'adapter à la colonne de barre. Il a fait la vidange du moteur. Encore une histoire de fou. Lorsque nous avons acheté les différents filtres moteur à Martigues, le vendeur à pris les références dans sa bible. En toute sécurité : notre moteur est tout neuf, et volvo, c'est fastoche à retrouver... Confiance aveugle dans un professionnel. Bien fait pour nous. Une fois de plus la confiance aveugle nous punit. Le filtre à huile n'est pas le bon... Heureusement qu'on l'a trouvé à Gibtraltar.
Malgré les avatars nous ne sommes pas d'humeur grincheuse. Tout va bien ; L'anticyclone des Açores qui s'était fourvoyé du côté des îles britanniques revient au bercail. De beaux jours en perspective. A coup sûr ?
Laurent s'éclate avec des liaisons radio de folie. Il vient de contacter une anglaise qui est sur la panne d'en face. Mais la radio ne sert pas qu'à ça. Heureusement qu'on a le décamétrique pour les infos météo car le navtex est très capricieux et dans les ports il reste muet la plupart du temps. La liaison avec le "Réseau du Capitaine" est géniale. Nous recevons des prévisions sur cinq jours et des conseils personnalisés en fonction de notre route.
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