Traversée atl.

6 janvier 2001

Je ne sais pas si c'est de bon augure, mais nous quittons la baie de Mindelo presque au calme à douze heures, temps universel.. Relève de mouillage sans histoire. Les bateaux copains qui nous entourent fêtent notre départ dans un sympathique concert de cornes de brume. On est carrément euphorique. Je suis sûre que notre bel optimisme auréole notre embarcation. Vous vous rendez compte, on va traverser l'atlantique, tous les deux tous seuls, l'aventure commence.

Petit pincement dans l'intérieur du corps, et magnifique impatience...

On a toujours raison de rêver, raison d'espérer. C'est toujours ça de pris sur l'adversité. Mais la dure réalité de la navigation nous tombe vite sur les voiles. A peine Lune de Miel engagé dans le couloir entre les deux îles, Sao Antao, San Vincente, l'effet Venturi nous bouscule violemment. On s'y attendait. On était toilé très modeste, un ris dans la grand voile et trinquette. Mais le rappel est sévère. La mer est hachée, torturée, affreusement pénible. Nous naviguons ainsi pendant deux heures de secouage permanent. D'énormes giclées de vagues nous bondissent dessus par le travers. Les claques sont glaciales et éprouvantes malgré la capote. Pourtant j'ai dans les yeux l'image magnifique des rochers sur lesquels la mer brise en lames violentes. Nous dépassons San Vincente. Nous sommes sortis du couloir et de ses effets dévastateurs. Autre genre de galère, le calme absolu, irrémédiable et désespérant de la mer masquée par l'île San Antao que nous longeons pendant deux bonnes heures au moteur évidemment. En fin de soirée, nous sommes à une vingtaine de milles de la côte, elle s'estompe gentiment, mais on est toujours en panne de vent. Le calme est revenu, nous nous détendons. Il suffit de s'armer de patience en attendant le vent. Nous quittons la terre en douceur et c'est si bon de partager le spectacle vivant de la mer assagie.

Nous sommes rattrapés par une famille de dauphins qui apparaît à bâbord. Elle nous dépasse et prend la ligne devant l'étrave pour nous guider un bout de chemin. Il y a un gros spécimen plein de cicatrices, que nous décidons être le papa ; un spécimen plus fin, plus élégant à la peau lisse et brillante qui est sûrement une jeune maman ; les deux enfants suivent. Les parents tiennent la route, à distance égale de l'étrave. Mais les gamins sont turbulents ; ils se chevauchent, coupent la route aux adultes, font des cabrioles. De temps en temps, l'un d'eux se laisse dépasser par le voilier, on le voit soudain faire un bond le long de la coque, il tend son nez vers nous. Petit curieux va ! Lorsque l'un passe à portée d'un parent, il se prend un coup de nageoire bien appliqué. Est-ce une calotte de rappel à l'ordre ou une caresse affective ? Laurent et moi nous sommes subjugués. On se penche comme des malades par dessus le balcon avant pour les voir de plus près. Laurent tente quelques photos, c'est pas facile; C'est que c'est vif ces sympathiques animaux. On voudrait bien les garder avec nous, le plus longtemps possible. On fait comme y'en a qui font pour les attirer. Laurent tape sur la coque à s'en faire péter la paume de la main. Et moi pour me donner une contenance, faire celle qui réagit aussi, je pousse des petits couinements qui voudraient imiter le cri de Flipper le dauphin.

Se lancer à travers l'atlantique en pareil équipage toute de même ça a de l'allure. Quatre dauphins ouvrent la marche, Lune de Miel les poursuit avec à l'avant un couple cocasse, dont un mec qui joue du tam-tam sur la coque et une qui pousse des couinements impossibles à identifier.

On a sûrement l'air malin. Mais c'est ça qui est génial, on est les seuls à le savoir et on s'amuse follement...

Avant que tombe la nuit, la balade dominicale des dauphins à pris fin. Notre accompagnement musical et anarchique a du finir par les écœurer. Les poissons volants bondissent hors de l'eau. Au début on admirait leurs ricochets, lequel ira le plus loin, on faisait des paris ? On croyait que d'un violent coup de queue ils se propulsaient hors de l'eau pour échapper au prédateur. Mais point du tout. Il s'agit de vrais vols. Ces étonnants poissons sont équipés de nageoires pectorales comme des voiles qui battent l'air. En fait, ils les utilisent comme des ailes. Ils se déplacent au dessus de l'eau en dirigeant leurs longs sauts planés au dessus des vagues. Ce sont de magnifiques libellules grosses comme des sardines. Ils ne sont pas très doués et souvent ils tombent sur le pont. Laurent qui affiche rarement sa culture les appelle des "exocet". J'aime bien ce nom. "Exaucé". Alors quand j'en trouve un qui se tortille sur le pont, échoué là par inadvertance, je lui file une petite pichenette pour le rendre à son milieu et je fais un vœu... Dans les images d’Épinal, il y a tout plein de bonnes fées en perdition qui sont ainsi sauvées par des humains compatissants. En échange, elles couvrent leur sauveur de bienfaits. Donc, j'en sauve un maximum. Il ne s'agit pas que je loupe ma bonne fée. Et je fais toujours le même vœu. Je ne vous dirai pas lequel , ça romprait le charme.

Le vent très doucement s'installe. En une demi heure on obtient un bon courant d'air force quatre, cinq, allure sympathique de largue. Hélas, il faut compter avec l'état de la mer. Une houle profonde d'environ quatre mètres nous prend toujours par le travers. On est salement secoué. Avec la nuit qui tombe, la mer devient toute noire. La houle, c'est un mur sombre qui glisse sous la coque et nous renverse pour réapparaître sur l'autre bord. J'ai l'impression de naviguer entre deux murs. Je me sens vraiment mal tout d'un coup.

mer nuitL'angoisse vous savez, cette sensation terrible d'oppression, de trouille insurmontable, incontrôlable. Les vagues frappent violemment la coque. L'écume bouillonne au ras du pont. Des petits yeux verts et jaunes étincellent et cherchent à envahir le cockpit. Le ciel est tout couvert, il n'y a pas de lumière céleste. D'un coup notre allure change, le spido affiche sept nœuds puis neuf. On a un ris dans la grand voile et le foc est déroulé. Les vagues qui s'écrasent contre les flans du voilier font un barouf épouvantable. Je crois sentir quelques gouttes. On ne sait pas ce qui nous attend. La nuit tombe. Faudrait-il pas réduire la voilure ? On décide de prendre trois ris et de rouler la moitié du foc. S'il faut rajouter de la toile, ce sera plus facile que de réduire dans cette mer de folie qui a l'air de s'énerver.

A peine avons-nous organisé notre voilure réduite que des trombes d'eau nous tombent dessus. De grosses gouttes qui vous trempent en deux rincées. Il pleut à seaux , comme on dit... Le raffut et le brassage des vagues, deviennent éprouvants. On avance vite mais c'est très inconfortable. Laurent est renfrogné. Je le sens nerveux. La pluie se transforme en fin brouillard, et le vent d'un coup tombe complètement. Nous ne sommes plus appuyés sur les vagues et le brassage devient franchement pénible. Merci Nautamine, ça me permet de tenir la route. Le niveau sonore redevient acceptable. Le vent se stabilise et chantonne dans les haubans. Nous venons d'affronter notre premier grain. Il a duré un quart d'heure. Le monstrueux nuage noir qui bouchait le ciel s'éloigne. C'est alors que nous remarquons un bruit très suspect. Vous savez cet affreux grincement d'une mécanique prête à rompre son contrat de travail . C'est bien entendu au niveau de la bôme que ça se passe.

Laurent l'observe d'un air peu amène.

- Elle est nulle cette bôme. Elle n'est pas adaptée à ce bateau. Elle va nous péter sur la tête.

Génial, le grain avait neutralisé mon angoisse. Du coup, elle me remonte violemment au niveau de l'estomac. Maintenant je sais au moins de quoi j'ai peur. Pourtant, je crois bien que j'entends pas le même grincement que lui. Peu importe, c'est très préoccupant. Puis-je exprimer mes doutes ?

- A mon avis, ce n'est pas un problème de fixation de la bôme. Je crois que le bruit vient de l'arrière de la bôme, pas de l'avant, ni du milieu. C'est quoi ce bruit ?

- Pourquoi tu poses des questions idiotes ? Regarde seulement cette fixation, tu verras que ça vient pas de l'arrière.

Sauf que moi, quand je veux entendre d'où vient un son, avant de regarder, j'écoute. Et plus j'écoute, plus ça vient de derrière. Franchement, il m'énerve ce mec. Puisque c'est comme ça, je me tais. C'est pas que je boude, mais je préfère réfléchir pour moi toute seule. D'abord, je ne supporte pas qu'on m'accuse de "question idiote". Depuis des années, je m'entraîne à ne poser que des questions intelligentes. Et vlan, d'un coup, juste parce que Monsieur est de mauvaise humeur, il me saccage de dures années de labeur intellectuel.. D'abord si on nous avait appris à poser des questions intelligentes quand on était petit on serait sûrement moins bête en devenant vieux. Voilà encore un précepte éducatif que je découvre trop tard. Quel dommage pour mes gamins. D'ailleurs, il est réconfortant de penser qu'il n'y a pas de question bête. Il n'y a pas non plus de questions mal posées. Il n'y a que des questions mal comprises. Et toc pour Laurent !

Pendant que je remue tout ce fatras dans ma cabosse, le grincement s'amplifie donc va devenir identifiable, ou comme dit Laurent, "nous pétera sur la tête". Mais je suis contrariée donc je m'en fiche. On a bien ralenti, il ne pleut plus. On avance à moins de quatre nœuds, et j'ai mal au coeur. Laurent sort du carré. Il observe longuement la bôme. Incroyable, il se gratte les cheveux. Ouf on est sauvé. Le génie va bientôt sortir...

- On est des cloches. C'est notre troisième prise de ris qui grince. Tout de même c'est farceur un cordage quelquefois...

"On" qu'il dit. Il continue avec sa douce voix des jours amoureux...

- Il faut qu'on envoie toute la voile, profitons-en, le vent est bien tombé et on pourra avancer. On sera appuyé sur l'eau et moins secoué, d'accord ?

Lumière de hune, lumière de pont... Harnais bien arrimé à la ligne de vie. Nouveau branle-bas de combats. Manœuvre rondement menée dont l'efficacité est remarquable. On passe d'un coup à plus de huit nœuds.

A vingt trois heures, relais radar. Je m'allonge sur la couchette navigateur du carré, Laurent sur la banquette. On dors côte à côte même si ce n'est pas au même étage. On peut communiquer. Et puis je me sens si seule, si triste. Je suis contente qu'il reste près de moi. Mais c'est une nuit infernale. J'ai dénombré seize sortes de sons différents, qui se partagent entre les allures du vent ; les sifflements frottements, grincements d'écoutes ; les battements de drisses ; les raclements et grincements de poulies ; les claquements, chuintements, ou frappes de l'eau et des vagues sans oublier le glissement du bateau sur la mer et les ronflements de Laurent. Mais il y a, aussi et surtout quand on veut dormir, la ferlette facétieuse ou le jeu de clés nerveux qui vont se balancer contre une cloison ; il y a une bouteille on une conserve mal calée qui va se balancer au fond d'un coffre ; il y a la bouilloire ou la cafetière qui grince sur la gazinière ; il y a le bois des équipés et des cloisons qui travaille ; il y a une porte mal bloquée qui claque. Il y a le pilote automatique qui gémit... ou encore pire, qui ne gémit plus.

Pensez si j'ai eu le temps de les dénombrer tous ces parasites. Lorsqu'un bruit est identifié, je ne m'en soucie plus. Quand j'ai un doute, je réveille Laurent. Réponse invariable entre sommeil et réveil comateux

- T'inquiète pas, c'est normal, dors...

Combien de temps prévu ce voyage ? une vingtaine de jours ? Dans ces conditions ?

Au secours ...harnais

 

Quelle élégance ce boléro au milieu de l'océan ...

 

 

Au fil ne notre navigation, d'étranges nuits s'organisent. Je me couche vers vingt heures sur la couchette navigateur au niveau des hublots du carré. Laurent veille dehors jusqu'à vingt trois heures ou minuit. Il se couche à l'avant et met le radar en veille. Ce qui est génial c'est que le radar réagit dès qu'un grain s'annonce dans un rayon de deux milles. J'ai donc le temps de sauter du lit pour surveiller notre navigation et adapter éventuellement la voilure à l'état du ciel. Ainsi je peux à la fois dormir et veiller. Quelquefois, le radar m'alerte pour du semblant de grain, j'attends simplement qu'il passe en surveillant l'écran. Quelquefois, il est carrément dérouté vers l'Est et nous frôle sans nous toucher. Je le surveille jusqu'à ce qu'il soit sorti de notre zone. Quelquefois, au moins deux fois dans la nuit, il nous dépasse et nous arrose copieusement. Si c'est un petit grain je me contente de fermer les issues extérieures. Si c'est un gros grain, je donne quelques tours à l'enrouleur pour soulager le pilote automatique et je surveille ces surfs intempestifs qui ont vite fait de nous coucher dans la houle. En gros, je dors une heure et je suis en état d'alerte, scotchée devant l'écran radar environ une demi heure. Mais ces veilles passent très vite. Je regarde bouger le ciel, et je suis fascinée par les gros amas de nuages qui se promènent sur l'écran radar. Quand tout rentre dans l'ordre, que réapparaissent les étoiles, je réactive l'alarme et me recouche pour un nouveau cycle de veille passive. Vers six heures du matin, lorsque le jour est levé, Laurent prend la relève. C'est mon tour de dormir profondément.

La nuit, je ne sais pas évaluer la hauteur de la houle, ni la violence des vagues. Il y a simplement des ombres bruyantes qui passent autour du bateau ou dessous. D'énormes paquets de nuages noirs traversent le ciel qui se confond avec l'horizon. Lorsque le jour se lève et s'il n'y a pas de grain, la mer est beaucoup plus stable que le soir. On voit très loin à l'horizon et la houle est longue, même si les creux sont profonds. Le réveil est toujours apaisant. La journée qui s'annonce promet d'être meilleure.mer nuit

Quatre jours de navigation et l'alizé est là. Le foc Pichon est tangonné et le génois partiellement déroulé, Cela permet d'assurer le tirage du bateau vers l'avant. La mer est toujours aussi pénible. Nous croisons notre premier cargo en pleine nuit ; encore un qui est en plein sur notre route. A vrai dire on ne le croise pas, il vient de derrière et veut nous passer devant pour aller vers le sud. Mais ça ne semble pas le préoccuper. C'est toujours la même histoire. Laurent l'appelle par VHF, encore un qui est sourd. A un demi mille de lui, on décide de se dérouter. On est devenu plus malin, on a un radar et on l'utilise désormais. Quand le cargo nous double, Laurent le rappelle. Le mec répond qu'il est désolé, il ne parle que l'anglais. Laurent reprend.

- Vous nous avez vu ?

- Bien sûr, pas de problème. Merci pour la manœuvre. Beau travail.

C'est sûr, ça nous réconforte d'entendre ça. Mais est-ce si rassurant qu'on veut bien se le dire ?

Nous sommes familiarisés avec les grains qui sont quotidiens. Il y a toutes sortes de grains, les gros sont impressionnants. Jusqu'à ce jour, en fait de gros grain, je ne connaissais que celui que ma grande sœur achetait en mercerie pour finir ses jupes. Ce qu'ils ont de communs avec ceux de la mer, c'est qu'ils sont noirs. D'abord l'air s'agite autour de nous, un petit souffle de plus. Un rien d'accélération qu'on sent nettement au niveau de l'oreille. Le son et la caresse deviennent plus appuyés. Coup d'oeil vers le ciel. La grosse masse noire du nuage nous rattrape à toute allure. La houle instantanément se creuse. On passe fréquemment de deux à trois mètres de houle à plus de six mètres. La surface de l'eau se froisse. La mer devient noire. C'est le moment de réduire la voilure. On roule le foc enrouleur à la même taille que le foc Pichon, c'est à dire environ de moitié.

D'un coup le voilier bondit. Le vent s'oriente plus Nord que Est. Le pilote automatique n'aime pas ça et nous déroute. Les vagues nous rattrapent à fond de train. Elles nous soulèvent par l'arrière et nous glisse en douceur vers l'avant. J'appelle ça l'allure érotique. C'est vrai tout de même, ça ne se fait pas de prendre les gens comme ça par leur dessous, et par l'arrière. L'eau prend des reflets inquiétant, couleur bronze. Dans ces cas là, on se sent plus tranquille de barrer à la main. Il est arrivé qu'on surfe sur une vague. On passe alors de sept, huit nœuds à plus de dix. Pas le moment de s'affoler. C'est grisant aussi. Lorsqu'on est debout derrière la grand'roue, qu'on est à la crête d'une vague de sept mètres et qu'on se voit plonger dans la suivante. Et puis le vent qui hurle dans les oreilles, les vagues intempestives qui ne suivent pas leurs copines et nous frappent de temps en temps par le travers. Ah, celles-là sont vraiment traîtres. On a beau être arrimé au cockpit, si chute il y a, elle promet d'être sévère.

mer forte 1La pluie tombe d'un coup et très violemment. Les gouttes écrasent la mer. Des millions de perles de cristal piquent la surface de l'eau et dominent la houle qui s'aplatit à vue d'oeil. La mer est domptée par le grain. Elle s'étale en immenses dunes mouvantes. Le vent retombe presque instantanément. Métamorphose incroyable. En Méditerranée, sous les brumes maritimes, la mer quelquefois devient du lait. En Atlantique, La mer sous un grain devient à la fois du sucre et du sable. Il m'est arrivé d'être allongée dans la couchette navigateur au niveau des hublots du carré. Quand les creux se forment, d'un coup les hublots se voilent. Je vois arriver la mer et j'ai l'impression d'être dans un "vision scaph". Il n'y a plus d'horizon, juste une eau claire avec quelques éclats qui bouillonnent. Y a pas de doute de temps en temps dans le bouillon, j'y suis pour de bon. Mais quelquefois les grains sont insignifiants et on ne réduit pas systématiquement la voilure. On est maintenant à peu près capable de les évaluer, à la taille des nuages et au grondement du vent.

Le ciel est toujours extraordinaire. Des nuages en pagaille, de toutes sortes. Déchiffrer les nuages, ça prend un temps considérable. C'est très ludique. Presque autant que de déchiffrer les étoiles. Chaque matin au lever du soleil qui troue les nuages un magnifique arc en ciel surgit à l'ouest. Pile en face de nous. Il nous ouvre son immense porche pour la journée. J'adore cette vision du matin. Le soir l'arc en ciel est au nord est. Il paraît plus proche. On a quelquefois l'impression qu'en tendant le bras on pourrait le toucher. Il pose ses pieds sur la surface de l'eau pour son bain du soir. J'ai envie de lui passer une savonnette et une serviette de bain. Je fais des commentaires pour lui sur l'état de la mer...

Les jours passent et Laurent devient un expert de la pêche; Deux jours sur trois on mange du poisson. En général c'est de la daurade. On la prépare de bien des manières, à l'ail, à la crème, à la moutarde, nature, panée...

daurade

Un fois, une sorte d'aiguillette, un poisson très fin, très goûteux, un pur délice qui nous a fait deux repas... Et puis aussi du tazard...

Notre pain de mie, qui datait des Canaries a fini par moisir. J'ai de la farine de campagne et levure de boulanger déshydratée, alors je fais notre pain... L'arôme du pain frais qui cuit dans le four au milieu de l'océan, inoubliable sensation; pour moi c'est la plus extraordinaire de toutes les sensations que j'ai pu ressentir pendant ce voyage.

Depuis notre départ jusqu'à maintenant, j'ai traversé des moments d'angoisse inexplicable. Un matin, je suis sortie du carré, Laurent venait d'installer sa ligne de pêche. Il devait être huit heures du matin, soleil, mer à peu près sage. Tout allait bien. Et puis j'ai vu la mer au niveau du pont. Les vagues qui montaient au delà de l'étrave. J'avais l'impression que Lune de Miel bondissait n'importe comment. J'ose à peine l'avouer, mais j'ai trouvé qu'il y avait trop d'eau partout. Est-ce qu'on ne s'est pas enfoncé pendant la nuit ? Alors en douce, je suis redescendue dans le carré. J'ai soulevé quelques lattes du plancher, ouf, y'avait pas d'eau.

La nuit qui tombait aussi m'affolait quelquefois. Mais c'était juste pour moi en secret. Aux premières accélérations de mon coeur, je me forçais à scruter la mer, pour y trouver les reflets magiques qui rassurent. Les effets que je connais bien. Tout ce qui peut m'être familier depuis ces quelques jours de navigation. Lorsque nous assurons nos quarts, la règle est de s'attacher, quel que soit le temps. Dès l'instant que l'un de nous dort, l'autre s'attache au cockpit. S'il bouge de son espace protégé, il réveille l'autre. Nous avons très vite adopté cette règle, parce que sinon, je me réveillais tous les cinq minutes pour m'assurer que Laurent était toujours à bord., que le moindre choc de vague ou de cordage n'était pas le bruit de sa chute dans l'eau. Il s'est vite rendu compte à quel point ce souci me pourrissait la vie. Il respecte donc ce contrat de sécurité et je peux jouir pleinement de mes temps de repos...

Et puis aujourd'hui, lundi 14 janvier, c'est un grand jour. On a bouclé la moitié de la route. Nous venons d'ouvrir une bouteille de Rioja pour fêter ça. Il se passe dans ma tête quelque chose de difficile. Depuis notre départ, il y a de multiples moments d'enchantements, mais il y a toujours tapi au fond de mes entrailles, un incontrôlable malaise. Voilà que je comprends pourquoi ce malaise. Dans la première partie du voyage, on quitte la terre et on s'enfonce loin dans la mer, de plus en plus loin. Chaque mille qui passe nous livre de plus en plus à la mer et à l'insécurité. Aujourd'hui on change d'option. C'est la deuxième partie du voyage et chaque mille qui passe nous rapproche de la terre. Chaque mille qui passe nous rassure. Et puis, la première partie c'est vraiment bien déroulée sans rien d'insurmontable, alors y'a pas de raison que ça change. Finalement, peut-être qu'on en sortira de ce voyage un peu fou.dauphins

Nous utilisons depuis Gibraltar, le pilote automatique tout neuf parce que s'il doit tomber en panne nous préférons que ce soit pendant qu'il est sous garantie. Celui du bateau est en secours. Laurent a été fort déçu par cet outil tout neuf qui ressemble vraiment à un jouet lorsqu'on l'installe et qu'on le regarde de près. Donc ce jouet depuis ce matin patine. Et ça défrise Laurent qui lui promet une mort certaine s'il nous fait défaut.

Depuis deux jours, Laurent affirme que ce pilote est une merde . Aujourd'hui, il a enfin eu raison. Le pilote à peine né est mort. Encore un beau cirque. Fin d'après midi, avec toujours la houle qui nous secoue allègrement.. Installation de la barre franche. Là je m'offre un moment de pur délire sportif à la barre franche. Je retrouve des sensations sympathiques, le contact rude avec le bateau, avec la mer. C'est épuisant mais magnifique. Ensuite désinstallation de la grand roue pour changement de pilote, entre deux grains. Je me bagarre avec la barre franche en négociant les grains pendant que Laurent ayant calé son matériel sur la table du carré le mieux qu'il peut, désosse le pilote déficient. Il diagnostique une usure précoce de galets plastiques. Il les inverse, histoire d'user l'autre face et de continuer à piloter avec. Remanip de changement de barre. Toujours entre deux grains, réinstallation de l'engin. Ouf, ça marche. Si, si, je vous jure, un vrai miracle ; ça marche comme si c'était neuf, pendant deux heures. Au moment où la nuit tombe, d'un coup le pilote ne répond plus. Il n'y a plus de pilote à bord. Et là c'est définitif. La courroie s'est rompue. Pas commode du tout la troisième manip de transfert de barre, puis de pilote. Parce que voyez-vous, la mer nous chahute toujours durement et en plus il fait nuit noire. Par exemple histoire de faire la vraie pagaille il pourrait nous tomber dessus un nouveau gros grain, qu'on ne verrait pas venir, vu que la nuit est noire comme de l'encre.

Bon, le gros grain nous est épargné. On a tout remis bien comme il faut avec le pilote d'origine du voilier. Matériel moins puissant, moins sophistiqué mais il paraît d'excellente facture. Ne parlons pas à Laurent en ce moment. Dans sa tête, c'est aussi la nuit noire. Il ronchonne pour lui-même.

Que dit-il Laurent :

- Tu sais, on n'est pas des marins. On n'est pas prêt pour les tracas de navigation. J'en ai marre d'affronter tous les problèmes. Je me sens seul.... J'ai le cafard...

Je m'offre une douce vengeance pas charitable du tout :

- T'inquiète pas c'est normal, dors !

Je peux faire comme si c'était une nuit apaisante, de celle qui porte de bons conseils. Je vais voir Laurent dans sa couchette avant et l'invite à me rejoindre un moment dans la douceur du cockpit. Il vient scruter la nuit dehors, passer un moment de douce rêverie sous les nuages. Lorsqu'on est calé dans le cockpit, les mouvements du bateau sont plus doux, on s'y sent très très bien.

Mais le matin nous retrouve en profonde déprime. Le pilote déficient nous a tué le moral. Et en plus la météo s'annonce catastrophique avec des vents de vingt huit à trente nœuds pour le week-end et jusqu'à mardi. Bien entendu la mer va aller en se creusant. Quelle programme ! Rien de dangereux en perspective mais question croisière, le rythme n'y est pas.

Comme dirait notre André, ami météo Canadien.

- Vous n'avez pas de chance, ça va brasser... Il nous dit aussi qu'une ligne de grains nous arrive dessus et qu'on est en plein dans la zone. Ce phénomène aggravant ne va pas nous simplifier la vie. Il nous suggère donc de tirer un bord vers le nord, au lieu de l'ouest, quitte à nous dérouter un peu pour naviguer dans de meilleures conditions.

Conseil judicieux, mais je ne sais pas si ça nous simplifie la vie. Nous naviguons au grand largue et on affronte les vagues presque de face. Mais nous appliquons à la lettre ce bon vieux précepte de marins avertis. "A l'annonce du mauvais temps, il faut le fuir tribord amure", (du moins tant qu'on est dans l'hémisphère nord).

fuite

C'est une nuit d'horreur. On ne ferme pas l'oeil de la nuit. C'est épouvantable le raffut que ça subit un bateau. Et lorsque la mer est bien levée et que le vent suit, c'est insupportable. Et pourtant on n'a pas le choix, faut supporter. Quelle conne de vie ! Il faut ajouter à cela que le chahut des vagues nous a garanti des chutes sévères, une bonne dizaine de bleus chacun et souvent fort impressionnants. Et ça ne nous amuse pas du tout, mais alors vraiment pas du tout.

Pour la veille, Laurent ne peut pas dormir à l'avant. Il réintègre la banquette du carré. Dans l'euphorie de le savoir si près, j'oublie ma toile antiroulis. En principe on est sur le bon bord pour être scotché contre la cloison. Mais les vagues sont facétieuses. Au milieu de la nuit, je suis violemment basculée en bas de ma couchette et je tombe sur quelque chose de délicieusement mou, d'incroyablement élastique. Pauvre Laurent. Je suis coincée sur lui, entre la table et sa couchette. Quant à lui, il a du mal à comprendre ce qui arrive et gigote comme il peut pour se dépêtrer de cette chose énorme qui l'étouffe. Quand je vous parle d'une nuit d'horreur !

C'est un vendredi sympathique qui s'annonce. Nous sommes sortis de la zone sensible, au delà du 15°30' de latitude, on reprend notre cap plein ouest. Quel soulagement. La houle est toujours de trois ou quatre mètres mais çà nous paraît merveilleusement calme et stable.

Nos deux focs s'associent de nouveau avec allégresse pour nous tirer bien vers l'avant. Nous sommes plein vent arrière désormais. Après les maltraitances du bord de largue, cette allure mémère nous paraît délicieusement confortable. On se laisse aller à de sympathiques observations maritimes. On écoute de la musique. On chante. En mer, il suffit de si peu pour transformer la vie....

Deux jours de calme relatif. Mais c'est dimanche. Le vent nous était promis par nos amis météo, la mer nous était annoncée par nos amis météo,. On les a eus. Et ça continue. Et on en a marre d'être secoué. C'est épuisant, exaspérant, désespérant. Les objets sont doués d'animation. Ils échappent complètement à notre contrôle. Mais de quoi veulent-ils donc se venger ?

Vous posez un verre dans le fond de l'évier avec un peu de café. Vous le lâchez une seconde pour prendre un sucre, sûr et certain, c'est à ce moment là qu'il se renverse. Vous voulez boire un verre d'eau, vous ne savez pas comment ni pourquoi la moitié du contenu se répand sur votre menton, encore heureux quand il ne s'agit pas de vin rouge ou de chocolat chaud. Vous posez un outil sur une table, c'est garanti, assuré, il vous giclera sur les pieds malgré les rebords de table, dès que vous le quitterez des yeux.

cambusecuisinet a c

Si c'est une énorme clé à mollette, c'est dommage pour vos orteils. Les sièges vous expulsent violemment contre n'importe quelle paroi, les marches des escaliers c'est le casse binette garanti. Les revues et les bouquins volent à travers le carré. Vous prenez des claques et des coups de vous ne savez quoi, ni d'où ça vient. C'est éprouvant parce que ça ne prévient pas, et on a vraiment l'impression que c'est fait exprès juste pour nous embêter. Je n'ai jamais entendu Laurent maudire les objets autant que depuis ces quelques jours. Des fois on essaie d'en rire, mais c'est trop usant, jamais ça ne s'arrête et en plus c'est souvent douloureux. Quand on fait des manœuvres, roulez du foc ou choquer une voile, on est systématiquement déséquilibré en plein effort.

Et puis de temps en temps la mer s'assagit. En général juste après un grain. Ça ne dure pas longtemps, mais c'est un bien doux bonheur.

Ouf, il ne reste que cent quatre vingt quatorze milles à parcourir.

Depuis deux nuits nous avons décidé d'accélérer la cadence. En assurant une veille active alternée nuit et jour, sans réduire le foc, sauf sous grain violent, on doit pouvoir assurer cent cinquante milles par jour, ce qui nous permettrait d'arriver demain soir. Donc on fait des "quarts" de deux heures chacun. J'ai du mal à prendre le rythme et je ronchonne quand je dois m'extirper de mes rêves au bout de deux heures. Pourtant une fois dehors, j'aime bien me trouver seule sur le pont avec les étoiles et la lune et surtout les nuages. S'il y a un grain, nous nous faisons vraiment rincer. Idéal pour nous tenir éveillés. S'il n'y a pas de grain, on chante, plus exactement, on murmure nos chansons, pour pas réveiller le copilote. Le lendemain on est un peu enroué, coup de frais du grain ou fatigue vocale. Un peu des deux probablement.

Les amis radioamateurs Tourangeaux qui nous ont accompagnés tout le long de ce voyage sont enthousiasmes et heureux lors de la vacation de nous savoir si près du but. Pendant ces dix sept jours, les uns ou les autres se sont toujours débrouillés pour avoir le contact avec nous. Cet accompagnement a été pour nous un bonheur inestimable. Au milieu de la mer, à des centaines de milles de la terre ferme, on était rassuré de les savoir là, vigilants et attentifs à nos moindres soucis, à nos moindres états d'âmes, à nos moindres bonheurs. Ils se sont fait du souci pour nous, ils se sont réjouis avec nous, ils ont été de tout ce voyage, fidèles et disponibles. Ils ont été le lien avec nos enfants. Ils ont été les voix qui rassurent, qui réconfortent et qui se réjouissent avec nous. Et puis chaque jour, nous avons retrouvé l'incontournable Réseau météo du Capitaine, géniale et chaleureuse assistance. André, Jean- Guy, Pierre et Michel, si vous saviez comme je vous aime.

C'est mardi. Il est environ midi locale. A une vingtaine de milles on aperçoit dans la bande grise de l'horizon des découpes un peu plus sombres. La Martinique enfin se dévoile. Nous avons longuement étudié le guide, les cartes, nous savons où atterrir. L'idée d'arriver nous transporte de joie. Enfin, en ce qui me concerne, pas trop longtemps. Très vite, je me torture la cervelle en projections hasardeuses. Comment ça va se passer ? D'abord qu'est-ce qui prouve que c'est la Martinique ? La carte signale des patates partout, des immenses rochers qui affleurent à la surface. Saurons-nous les repérer ? S'il fait nuit quand on arrive, comment s'en sortir ?

Notre arrivée se passe dans une ambiance tendue. Alors qu'on devrait être fous de joie, on a toutes les chances, on arrive à seize heures en plein jour, on ne peut rêver meilleure condition , on est surtout très mal à l'aise.

Laurent parce que mes angoisses l'exaspèrent.

- y'a aucun problème et je comprends pas pourquoi tu stresses comme ça.

Au moment où il finit ça phrase, les signe précurseurs d'un bon grain s'annoncent. Ce n'est vraiment pas le moment. Il nous faut donc encore négocier celui-là et pas des moindre avant d'entrer à l'abri.

Lorsque nous arrivons dans la baie "du Marin", on prend l'alizé de face. Je n'ai plus l'habitude de cette sorte d'allure. Depuis des jours, nous avons navigué au portant. Le vent me hurle dans les oreilles, et même au moteur pour traverser les zones de mouillage et s'engager dans le chenal , le voilier par moment se couche. Je suis effrayée. Le tour de force c'est d'installer les défenses le long de la coque et de préparer les amarres alors que je suis terrorisée et en semi sommeil. Je me rends bien compte que les plages sont bordées de cocotiers et que j'entre dans l'exotisme. Mais ça a plutôt des allures de cauchemar. Je me sens loin, loin de la magnifique réalité des cartes postales qui défilent sous mes yeux. Rien ne va dans ma tête. J'en pleurerais de désespoir. Je n'ose pas regarder Laurent, je crois qu'il n'est pas au mieux de sa forme. Que nous arrive-t-il ?

Le port nous accorde une place. La capitainerie nous envoie des marineros pour l'accostage. Quoi rêver de mieux ? Une demi heure plus tard, nous sommes solidement amarrés à un quai sympathique. Nous nous laissons tomber sur les bancs du cockpit, et on respire un grand coup. Nous nous sentons assommés, vidés. Je prends la main de Laurent, on se blotti l'un contre l'autre, et on respire, on respire. Il est là, tout beau, tout chaud, tout entier. J'en pleurerais.

- Tu te rends compte, on est arrivé en Martinique, tous les deux, tous seuls.....et à la voile. Tu sais à quoi je nous fais penser ?

- A deux voileux débutants ?

- Non, à deux pucerons, qui seraient tout fiers d'avoir traversé une mare aux canards.

Et on rigole, on rigole... Un excès de fatigues peut-être....

On réfléchira à ça demain... le plus urgent est di-contre hamac

 

 

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