Sicile
Estival 2006.3. samedi matin 5 aout 2006.
Le jour se lève à peine. Les mélodies colorées de Glenn Gould atteignent en douceur mon profond sommeil. Mais c'est l'odeur suave du café frais qui me précipite dans le carré. Même pas 6 heures du matin. Laurent déjà au top a installé le petit déjeuner et fait griller du pain. Le mouillage est merveilleusement calme, sécurisant. La nuit s'éclaircit. La journée démarre dans d'excellentes conditions pour moi. Et nous avons 165 milles de navigation prévue. Génial. Si on se maintient à 5 noeuds, nous avons 32 heures de nav à prévoir. Autant partir content. Laurent s'y emploie, je baigne dans l'optimisme. C'est l'instant béni d'avant le départ.
Petite note aux futurs plaisanciers de Sardaigne. Tout le long de la côte Est, depuis Bonifacio nous avons expérimenté quelques mouillages, dans le sable, le long de plages quasi-désertes, abris très sauvages, mais ce sont surtout des mouillages de beau temps. Nous n'avons jamais eu à prendre de bouées et aucune taxe locale ne nous a été demandée. Je rappelle que nous sommes en 2006 et que des bruits courts sur les pontons de taxes locales pharamineuses, fausse rumeur pour le moment. Même pas à la Cala Volpé manifestement de très haut standing, ni dans la crique estivale de la cala Frailis, près d'Arbatax. Venez en Sardaigne, vous ne le regretterez pas !
Mais pour l'instant nous on la quitte la Sardaigne et dans l'euphorie. Nous levons notre mouillage à la voile, en douceur. Départ au portant, grand-voile grande ouverte et génois tangonné. Bonne allure. Harmonie totale avec la mer. On se félicite et on se congratule réciproquement d'avoir fait un aussi bon choix de fenêtre météo. Ambiance souriante à bord. Pfschouit, Pfshouit... wouaou ! La mer inlassable et gourmande lèche la coque. Je suis bercée et je finis ma nuit en rêvassant vers le soleil qui se lève dans de belles couleurs orangées. Prochaine nuit en mer. Pourvu qu'elle soit aussi douce.
A 10 heures le vent nous abandonne. Le génois se dégonfle au gré de la houle qui le ballote d'un bord à l'autre. Vitesse plan-plan, moins de trois noeuds. Abandon de la voilure d'avant, moteur.
Fin d'après-midi, le vent se permet des familiarités. Des poussées insistantes sur l'arrière-train. OK, d'accord, on se retoile. Notre allure serait géniale, au grand largue. Hélas, la houle qui sévit à l'ouest nous arrive maintenant par le travers. Les creux d'un coup deviennent sérieux. Laurent a pris la barre. S'il n'y veille pas, le navire part au lof, les embardées nous couchent. Des accélérations à plus de 9 noeuds. Serait-on pas un peu trop toilé ? Lune de Miel est complètement asservi par la houle et se couche à ses pieds. Au sec...ours ! Une embardée un peu sèche me glisse au fond du cockpit. La traitresse. Impossible de me retenir. Ça me fait tout drôle. Coup d'oeil inquiet vers Laurent
- Pourquoi aller si vite ? C'est pas la peine ! La houle est trop profonde pour que notre vitesse nous permette de "voler" dessus. On va se blesser. En plus, il fera encore nuit quand on va arriver si ça continue comme ça. On réduit ?
- Oui, bien sûr !
La manoeuvre n'est pas facile dans cette mer bordélique. Pas question de se mettre face au vent. Laurent rampe au pied du mas. Il se cale le mieux possible entre les haubans. Je choque la grand voile, je me décape un peu pour lui permettre de descendre la GV en tirant sur les bosses de ris. Je surveille la mer, prête à réagir, au cas où elle nous ferait des siennes. Pas à l'aise du tout cette manoeuvre. Ça dure une éternité alors autant prendre 3 ris si déjà on y est ! ça calme tout de suite l'équipage. La houle est de plus en plus creuse. Malgré notre petite voilure on fonce toujours à 6/ 7 noeuds. Comment trouver à la fois, l'ombre des voiles ou du bimini, et une assise sûre ? Crampes diverses et variées... Tu parles d'une croisière !
Les ombres du crépuscule se teintent de rose-orangé. Lorsque la lune se lève, elle éteint les premières étoiles. Elle nous offre son trois-quarts le plus esthétique, son large sourire. C'est magnifique mais sa lumière blanche alourdit les ombres. Les vagues arrivent toujours de travers, plus haut que le franc-bord. De grosses masses noires qui se glissent sous la coque, au dernier moment... Seigneur, que c'est impressionnant. Le navire se déporte un peu, mais il tient bien la route désormais. Nous sommes ficelés dans nos polaires et nos cirés.
- Je crois qu'on devrait s'attacher pour la nuit, ce serait plus ...
Vous n'allez pas le croire, c'est Laurent qui propose ça, l'air un peu pincé. Y aurait-il un vrai danger qui m'échappe ? M'aurait-il caché une météo moins optimiste qu'avouée ? Bon, je réfute illico cette idée contraire à notre mode de fonctionnement. L'essentiel c'est d'assumer ensemble. Hardis petits ! car petits on est vraiment dans cette mer dévastée. Je bénis la profondeur du cockpit remarquablement protecteur. Y'a toujours des vagues plus culottées qui frappent très fort, mais elles n'entrent pas. C'est juste pour nous faire peur. Alors justement, ne le répétez pas trop, mais cette nuit qui s'annonce dans la violence, me flanque une trouille épouvantable. Y'a que vous qui le saurez. Je ne voudrais pas affoler Laurent.
On ne rencontre quasiment personne; deux ou trois cargos, qui nous croisent de très loin et ne posent pas question. Pas un seul pêcheur, ce qui nous étonne vraiment. Nous nous sentons bien seuls. Rarement une nuit m'a parut aussi longue. Impossible de dormir. J'ai même pas envie de chanter. Dommage pour la nuit, elle est si belle ! Mais je ne m'habitue vraiment pas à cette danse macabre de la mer. Brider son impatience. Se mettre en position de repli. Serrer les fesses à défaut de serrer les freins. Les noeuds défilent très vite, c'est la nuit qui n'en finit pas.
Cinq heures et demi du matin, prémices de lueurs. Guettons le jour. Enfin ! Il se lève laborieusement. Nos conditions de navigation ne s'arrangent guère. Il arrive que nous traversions des zones plus calmes, une houle plus longue, plus ondulante, un peu comme en atlantique. Une portion d'heure de répit et ça recommence les coups de heurtoirs et le passage en force.
Un premier sommet apparaît, qui découpe finement l'horizon. On croirait voir apparaître les hauteurs de Pico qui domineraient la brume. Déconcertant. Ce sont les îles Egadi.
Début d'après-midi, nous sommes épuisés. La Sicile apparaît comme une galettes archi-plate, les fonds remontent, la houle s'adoucit. Ouf, on peut respirer plus librement. Il est grand temps.
Nous avons choisi d'atterrir dans le port de Marsala (quelque chose de bon à boire et d'inconnu. Évocation qui nous réjouit. On fait ce qu'on peut pour garder le moral). Il est 14h 15. On a parcouru 160 milles dont 6 heures au moteur. La dépression annoncée entre le Var et la mer Thyrénée fait toujours la pagaille dans notre zone. Nous nous sentons vaseux et déprimés. Deux jours à terre nous feront peut-être du bien.
Mardi 08/08/06
Marsala ne vaut pas le détour. La ville n'a de sympa que le nom. L'ambiance au port n'est pas souriante. Et c'est cher (41 euros la nuit pour nos 12m.) Il vaut mieux filer direct sur Mazara del Vallo. (Une dizaine de milles en plus vers le sud, si les conditions sont bonnes ça vaut le coup- c'est parti !). Nettement meilleur ici. Les marineros sont gracieux, disponibles et blagueurs. Le port est à 25 euros la nuit pour nos 12m. Souvenez-vous qu'en Italie, il faut choisir les ports de la Ligue Italienne. Ce sont des petits ports de plaisance financés par l'état. Ambiance associative. Equipe très professionnelle cependant. On adore. Une rivière entre dans la ville. C'est le monde de la pêche. Les chalutiers sont rangés très serrés, comme encastrés les uns contre les autres. Il semble qu'ils ne soient pas prêts à ressortir. Aucune activité. Beaucoup d'hommes sont à terre, ils sont par petits groupes, ils papotent... Personne ne monte à bord. Décontraction totale. C'est pourtant pas dimanche. Partout des panneaux signalent les dangers du Marrubio, une espèce de montée violente des eaux le long des quais. L'équivalent de notre mascaret, j'imagine. Il n'est pas recommandé d' accoster sur les quais de la rivière...
Le premier jour la dépression se précise, il pleut des cordes. Génial. On va rester là deux jours; Que du bon en perspective. Le ventre chaud de Lune de Miel, la douceur de la couette. Le bonheur de se dire qu'on n'est pas en mer.On se calfeutre à l'abri de la tourmente. Entre deux averses, on crapahute en ville. Le centre historique est magnifique. Les paroissiens de la cité fête Saint Vito le Patron de la Cathédrale. Une semaine festive. Dans les églises, de riches costumes sont exposés sur des cintres. Des robes longues satinées, joyeuses ; des diadèmes et des parures en toc ; fort brillant tout ça ; Des vraies tenues de théâtre. Les familles viennent là choisir leurs tenues pour les processions du soir. Cet espèce de marché aux parures est très étonnant à l'intérieur des églises. Les gens discutent, échangent des tickets, des vêtements. Les saints figés dans leurs postures sont bien les seuls à se recueillir. Chaque chose a son heure, dans les églises aussi ! C'est une grande fête qui se prépare et les pêcheurs jusqu'au 15 août sont en vacances... On se disait bien aussi que c'était pas normal cette mer désertique.
Vendredi, 11 aout 2006
Nouvelle navigation d'une trentaine de milles. Toujours au portant. On retrouve des conditions de croisière. La mer nous offre une trève de houle, et le vent est toujours là. L'idéal quoi ! On longe des kilomètres de plages. Au delà des villes, Des sommets arrondis se dessinent. Donc la Sicile n'est pas une galette. Le petit port qu'il ne faut rater sous aucun prétexte s'appelle Sciacca. Comme abri ça laisse à désirer. Orienté nord ouest, la houle entre à fond dans la baie; On se croirait au mouillage. Mais nous sommes solidement amarrés, en sécurité. C'est l'essentiel. Et puis, nous sommes aimantés par la ville. Le port, essentiellement de pêche, est au pied de la vieille cité construite sur une butte fort sympathique. Pour grimper dans le centre historique on prend par hasard un escalier qui démarre à travers une végétation sauvage très prometteuse. Plus on monte, plus l'escalier s'élargit, plus il est en ruine. C'est vraiment magnifique. Il passe à travers des murs délabrés envahis de jardins à l'abandon. Lauriers roses, bananiers, bougainvillers, tout ça enchevêtrés, plein de recoins obscurs, protecteurs... C'est tellement rassurant la nature qui reprend ses droits sur la pierre ou le béton. Une plate-forme ou l'autre nous permet une vue panoramique sur le port et la mer.
La rumeur citadine s'amplifie. Nous voici au sommet, au coeur d'une ville ancienne écrasée par les constructions modernes. Entre les murs de béton et les murailles de verre fumé, se cachent des murs antiques, pierres taillées qui s'effritent. Partout où nous posons pied, nous avons le sentiment que la Sicile est construite sur des ruines. On devine le faste d'un peuple qui a perdu de sa puissance. Chaque détour de mur cache une autre ville. On construit ici un affreux immeuble moderne entre deux murs de pierre finement décorés. Aucun souci d'harmonie. Pour nous, habitués dans les vieux quartiers de France à voir du vieux rhéabilité par le neuf, le coup d'oeil est dérangeant à priori. Pourtant, si c'était ça l'authenticité. Les nouvelles constructions en fibres modernes ont l'aspect d'aujourd'hui et voisinent les murs vieillissant qui font leur bel âge. Comme les vieilles gens, ils gardent leur place, restent comme témoignage. Moi, j'aime bien ça !
Samedi 12 aout 2006
Départ encore une fois aux aurores pour aligner une cinquantaine de milles vers le Sud. Direction Licata, si possible; un arrêt est possible à proximité de Agrigente. Les fanas d'archéologie trouveraient dans cette province de quoi fouiller et découvrir. Les artistes scribouillards pourrraient visiter la maison natale de Pirandello. Le port recommandé aux portes de la ville s'appellent San Leone. Mais nous le croisons vers 13 heures, trop tôt pour s'arrêter. Cap Licata, donc. La mer est très plate, et le moteur ronronne en permanence. On a levé la grand-voile pour exploiter le moindre courant d'air... Mais c'est une vue de l'esprit. On se maintient à 4 noeuds et demi. Pas terrible mais la mer est magnifique. Depuis le Cap Bianco, elle a pris des tons turquoises. Une nappe de brume découpe le relief. Rocailles pelées qui protègent de vastes plages de sable clair. Désert absolu. Vision de rêve.
La mer s'éclaircit de plus en plus, elle était turquoise, elle devient bleu ciel. Etonnant. D'un coup, la côte disparaît, nous naviguons dans une vraie purée de pois. La mer devient blanche. Ho, on dirait du lait ! Radar, radar, ne vois-tu rien venir ?
Y'a pas de porte pour entrer dans le brouillard. Nous en sortons aussi soudainement que nous y sommmes entrés cinq milles plus tard.
Nous avons parcouru 48 milles (une heure de voile à tout casser). Licata est un immense port. On mouille cul à quai, ancre posée à l'avant. Nous sommes un peu sonnés par nos 12 heures de moteur... A priori, c'est une ville dans la tradition des villes du sud que nous fréquentons depuis quelques jours. Ruines, rues étroites et encombrées sans trottoir. Venelles tortueuses, surprise d'un escalier de mosaïques colorées au milieu des herbes folles.
Petite ville intime et bordélique. Plutôt sympa. Y trouverons-nous de quoi envoyer ce message ?