J'ai quelque chose de fantastique à vous dire.
Ceux qui me connaissent bien pourront mesurer l'importance incroyable de cette nouvelle. Replongez vous dans l'ambiance. Des mouillages magnifiques protégés derrière des abris rocheux. La sérénité totale, des eaux translucides, couleur lagon... lisses comme des piscines... Me voyez vous venir. Si, si si, Hé ben si, je l'ai fait. Je me suis souvent promis que je tenterais tout pour me lâcher dans la flotte. Je crois vous avoir raconté les multiples tentatives à partir de l'échelle de bain pour hésiter, frissonner et entretenir ma panique pendant de longues minutes pour finalement craquer, me tremper l'arrondi des fesses et remonter vite fait me doucher... Non décidément ce n'est jamais le jour et mon maillot de bain depuis 10 ans n'a pas eu beaucoup d'usage. J'avais simplement depuis les Antilles abandonné tout espoir de nager un jour dans l'eau de mer depuis le bateau. Les occasions étant idéales aux Caraïbes, le temps était passé.
Un matin je me suis réveillée ici avec la certitude que j'étais prête.
- T'en dis quoi Laurent, si je me jette dans l'eau, aujourd'hui ? Tu restes à côté au cas où ça se passerait mal ?
Vous auriez vu la tête de Laurent. A la fois réjoui, dubitatif et consterné. Et je le comprends car si je panique, il est sûr d'être noyé avant moi.
Donc il se gratte d'abord les cheveux, avec l'air de quelqu'un qui se demande s'il doit me prendre au sérieux.
- Si j't'assure, je me sens bien aujourd'hui, faut que je tente quelque chose.
- D'accord mais tu prends un gilet de sauvetage.
- Pas question, tu sais bien que je déteste ça. Cet engin me retourne systématiquement sur le dos, et je ne supporte pas ça.
- Bon alors la bouée fer à cheval.
- Top là pour la bouée...
Me voilà toute impatiente d'un coup.
Oh là là comme c'était bon. appuyée sur la bouée, je me suis laissée dériver en barbotant comme Dorine dans sa piscine de bébé. J'ai fait quelques brasses pour revenir vers le bateau. Un peu prisonière de ma bouée tout de même... Mais je me suis sentie merveilleusement bien dans l'eau pour la première fois de ma vie.
ET POUR LA PREMIERE FOIS DE TOUTE NOTRE DÉJÀ LONGUE VIE, Laurent et moi nous avons fait ensemble le tour du bateau, sans pause en plus...
La deuxième étape est plus laborieuse. Laurent à proxité garde la bouée contre lui. Et je me lâche de l'échelle (sans hurler, si si c'est vrai !), je rejoins Laurent, et je reviens à l'échelle. Bon d'accord, ma brasse et laborieuse et chaotique, mais je me suis dépatouillée toute seule et sans bouée, SANS UN CRI, sans une larme.... Rien que de le raconter, j'en transpire encore. Mais ce qui est inespéré, c'est que j'ai envie de recommencer...
C'est pas beau ça comme nouvelle...
Revenons à nos navigations, c'est ça le plus important pour vous, je le sais bien.
Cap sur la Sicile, une soixantaine de milles au moteur, 12 heures, c'est pas l'idéal mais c'est comme ça. C'était le vent prévu 5 à 10 noeuds mais pas dans le sens prévu par la météo; il ne nous aidait guère. Première nuit dans un mouillage sympa derrière le cap Pasaro.
Et enfin, cap sur Syracuse.
La baie est immense, à vue de nez (?) plus de 3 km de profondeur. On mouille à moins de 5 mètres de fonds, l'eau est d'un vert tendre, c'est sûrement du sable. Je lâche 25 mètres de chaîne, un si bel ocre, ça m'inspire de la sécurité et un peu de décontraction, c'est tout nouveau. Génial le mouilage. Nous sommes trois bateaux à large distance les uns des autres. Pas d'évitage à craindre ici. A droite un modeste chantier naval, à gauche des marais, au fond une base militaire barrée par toute une armada de flotteurs sur chaine. Zone interdite. Nous n'avons jamais eu l'esprit plus tranquille que ça dans un mouillage inconnu.
Vendredi 25 aout 2006
La météo annonce plusieurs journées estivales, brises côtières. Nous avons passé une nuit idéale dans un mouillage d'un calme remarquable, avec les lueurs de la nuit qui tombe sur la ville. Formidable. Syracuse tient ses promesses. On se lève le coeur en fête. Nous sommes au top pour une longue flânerie en ville. Notre errance nous promène dans les sites archéologiques. Entre les colonnes des temples, on écoute les cris des taureaux sacrifiés, on frémit pour les gladiateurs qui s'entretuent dans le théâtre... Archimède sort de sa tombe pour nous expliquer une machine infernale. Artémis ne sait plus si elle est Diane, ni qui est son père. Apollon règne en patron sur la ville. Une brise sympathique à l'abri des arbres centenaires, de bon augure pour les prochaines navigations. Journée extraordinaire ! On en a plein les yeux et plein les tongs... Vivement la fraîcheur du mouillage car décidément la brise paraît bien soutenue...
Au débouché du quai, ma casquette s'envole, le vent nous coupe le souffle. Vision grand angle de la baie dévastée par la houle. Des creux d'au moins un mètre déferlent à travers tout le mouillage et ça souffle méchamment.
- Laurent, tu vois Lune de Miel ?
- Non, pas pour le moment. C'est bizarrre, tu vois aussi 3 voiliers sur l'autre bord de la baie, vers les marais ?
- ????
- On n'était pas si loin tout de même...
On scrute, On se décale, on force nos yeux à voir... Bien obligés de se rendre à l'évidence avec un coincement épouvantable à l'estomac.
Lune de Miel, s'est fait la belle. Quel choc !
D'un coup une hallucination. Tout au fond de la baie, au delà des flotteurs militaires un voilier blanc, minuscule de si loin, al'air de se dandiner...
- C'est lui là-bas tu crois...
- Merde, il a été projeté contre la digue des militaires...
D'un coup la vie s'accélère. On ne réfléchit pas longtemps. Récupération de l'annexe, bien piteuse elle aussi d'avoir été malmenée contre le quai.
Je décide de partir à pieds pour pas alourdir le canot et aller sonner à la porte des militaires et solliciter leur aide. On est sur leur territoire après tout. Et ils doivent être bien équipés. Surtout qui je monte à bord de l'annexe avec Laurent, telle qu'elle est chahutée, balancée contre le quai, on est certain de chavirer tous les deux aussi sec... si j'ose dire !
Une fois assurée que Laurent est en sécurité dans l'annexe, je cours vers le bout du quai. Hélas, c'est un cul de sac au niveau du chantier et ça ne communique pas avec le fond. Il me faut faire un grand détour avant de tomber sur des humains de l'autre côté du chantier. Du coup je me suis rapprochée de la zone militaire et j'ai une meilleure appréciation de la situation pour Lune de Miel. La vision est rassurante. D'une part, Lune de Miel a été arrêté dans sa dérive juste derrière les bouées, (donc il n'est pas entrain de se fracasser contre le mur) d'autre part, il se dandine sur la houle, donc il flotte. Les pêcheurs, les ouvriers des ateliers voisins, y'a un monde fou qui disserte lorsque je me pointe. Ils me regardent avec des sourires goguenards... Pas un ne parle français. Le chef du chantier naval vient vers moi. Il propose de téléphoner aux gardes-côte qui rappliquent une heure après en voiture. Pendant ce temps là, je ne quitte pas Laurent qui patine et se débat contre la houle pour arriver au voilier.
Ouf, je le vois enfin sur le pont de Lune de Miel. Il plie d'abord le taud qui vole dans tous les sens et ça fait vraiment pas sérieux; ensuite il décide d'aller mettre une amarre sur le quai des militaires, histoire de s'assurer que le voilier n'ira pas plus loin. Il est désespérément tout seul contre les éléments. Je ne peux pas le rejoindre car il n'y a pas d'accès possible au milieu de ce petit bassin réservé.
Plus d'une heure est passée. Les militaires sont venus parlementer avec Laurent qui piétinne et patine sur la mousse humide de la zone interdite. Les garde-côte enfin se pointent et me font comprendre qu'ils ne peuvent rien faire mais ils observent et commentent par radio... Une espèce de jeep "polizai" se pointe. Deux hommes à bord en civil. On s'explique en italien.. (?). Je comprends que l'un d'eux me dit.
- Il faut utiliser deux grosses unités pour tirer le voilier de là. Et pour nous ce n'est pas possible.
S'il me propose autre chose, je n'ai rien compris. Ah si, le chef garde-côte en partant qui me dit, "si vous avez un problème appelez-moi" et il me laisse sa carte de visite. Un gros monsieur en costume qui parle anglais m'explique qu'il est "brooker maritime". Il a ce qu'il faut pour nous tirer de là, pour un bon prix (bon pour qui ? je ne maîtrise pas assez l'anglais pour le savoir), appelez moi demain matin. Il me laisse sa carte de visite.
La nuit tombe. Laurent a stabilisé le navire. Il est venu nous rejoindre. Il est trempé, nerveux, malheureux.
Il ne reste sur le quai que nous et des pêcheurs facétieux qui ont l'air de trouver ça comique et plus passionnant que la pêche. On nous présente Erwan, un Français qui bricole sur son bateau dans le chantier. On boit un thé avec lui. Il nous offre des gâteaux bretons. Quel réconfort. Il nous présente Massimo. Un brave gars d'ici... qui ne parle que l'italien! Le vent tombe d'un coup, la mer s'applatit. Il fait nuit mais Massimo retourne à bord spontanément avec Laurent pour essayer de "voir" en plongeant. On suppose que la quille s'est prise dans la chaîne des flotteurs militaires, car Lune de miel danse toujours sur place. Au toucher rien ne coince notre navire. Les deux hommes viennent me chercher. Jusqu'à 10 heures du soir, nous avons fait un millier de tentatives pour faire bouger le bateau, on n'y comprend rien. Il est envasé d'au moins 40 cm ça c'est sur mais rien ne le coince. L'amarre qui doit faire gîter le voilier sur une énorme bouée à moitié coulée, est à 300 mètres mais on est en bout de course de la drisse. On essaie en portant une amarre latérale d'accentuer l'effet de bascule. Toutes voiles déployées sous un pet de vent... Moteur à plein régime. Massimo a mobilisé un vieux pote à lui pour nous aider. Mais on ne progresse guère. Avec le guindeau on tire comme des malades sur les amarres qui se tendent au seuil d'éclatement... Si ça nous pète à la tête, on va se retrouver décapité, défiguré, lobotomisé...
Massimo et son ami paraissent optimistes, on comprend que l'un évalue en 4 heures notre progression vers la sortie de 5 mètres... Laurent et moi on ne rigole pas, on penche hélas plutôt vers 5 cm... ou 5 mm. Deux heures du matin, l'heure est à la déprime. Le navire ne se sauvera pas. Demain, on peut envisager d'installer en haut du mat un cordage assez long en le montant sur une poulie. On attendra que la marée monte (dans la nuit on a perdu 20 cm d'eau...) Peut-être aussi que le vent nous aidera... Et puis demain, il fera jour! Finish nous annonchent les deux italiens épuisés. Je passe une nuit épouvantable sur la couchette du carré, je suis incapable d'aller m'allonger dans la cabine. Laurent plus fataliste dort comme un loir à l'arrière.
Réveil aux aurores. Nos tentatives pour faire gîter le bateau sont toujours aussi nulles. Quel cauchemar, je n'ai jamais vu bête plus obstinée que ce navire qui refuse de bouger. Laurent décide de récupérer son amarre raboutée de plus de 100 mètres pour faire réussir notre tentative de gîte. Le responsable de la base militaire l'appelle depuis sa clôture. Laurent va le rejoindre en annexe. Quelle chance, il compatit en français mais ne peut rien pour nous. 11 heures du matin, la mer monte. Laurent quitte la zone militaire en annexe avec l'amarre qui doit nous sauver. Y'a du boulot en vue... Deux vedettes de la police se pointent à toute allure. Le même mec que la veille dans l'une. Quelques mots en anglais pour nous dire qu'ils prennent les choses en mains. A partir de là, c'est magique, même pas dix minutes. Ils ont les moyens de nous faire gîter. Et de nous faire glisser.
Il me faudrait 10 pages pour vous raconter les détails de cette épopée.
Donc ce qu'on sait aujourd'hui c'est que le mouillage est envahi d'herbes tendres (c'est un ancien marais), d'où sa couleur très pâle qui m'a fait penser à du sable, qu'il faut mouiller à plus de 8 mètres de fonds, là où il n'y a plus assez de lumière pour ce gazon maudit. Ce qu'on sait surtout, c'est que pendant notre absence le libeccio s'est levé d'un coup imprévisible comme toujours et qu'il a envoyé des poussées de sud ouest entre 30 et 40 noeuds ce jour là. Les deux autre voiliers ont décroché aussi, mais comme les occupants étaient à bord...
Remarquable : Une fois le sauvetage effectuté, le chef de police a demandé à Laurent de le rejoidre dès notre mouillage posé correctement. Aïe, combien ça va nous coûter et on n'a même pas eu le temps de prévenir l'assurance... C'était un dimanche.
Laurent part seul pour négocier... Dixit le chef de police : "J'ai besoin des papiers du bateau et des vôtres pour rendre compte de notre action. Vous ne nous devez pas d'argent. On a fait notre boulot. Ecrivez juste aux autorités italiennes (on lui glisse trois adresses à contacter) pour remercier officiellement".
On nous demande juste de la reconnaissance adminisrative. Pas question d'argent. Première fois que nous voyons ça et c'est en Sicile... Une bonne claque aux mauvaises langues qui dénigrent cette belle île et je m'en réjouis. D'ailleurs c'est moi qui ouvre la bouteille pour fêter ça.
Lundi 28 aout 2006
Tout est rentré dans l'ordre. Le libeccio n'a pas refait des siennes. On sait qu'il se lève avec la brise de terre vers 13 heures donc on reste à bord l'après-midi; ce n'est pas plus mal, car c'est le moment le plus chaud de la journée. Nous sommes remis de nos émotions et pas rancuniers. Syracuse nous enthousiasme. La vieille ville est un trésor aligné d'architectures gothiques, baroques... antiques. Les gens sont calmes, sages. On s'y sent en toute sécurité. Encore un endroit où j'aimerais vivre.
Demain on entame notre remontée vers le nord, direction le détroit de Messine. Je dois être à Velaux le 15 septembre. On arrive sans se presser. Si je peux je vous enverrai un nouveau message avant Messine.