Cap Vert

Nous attendons le "Réseau du Capitaine" pour avoir un dernier pronostic météo avant de prendre la mer. Les conditions ne doivent pas changer d'ici mardi. Nous attendons l'alizé depuis dix jours. Probablement que ça suffit. Jean Pierre sur Subsou partira dans un jour ou deux. Il a encore des petits problèmes à régler avec son régulateur d'allure. Mais nous, c'est décidé, on se casse.

Aussitôt dans la baie, nous trouvons une mer croisée, houleuse. Vous savez celle là qui est idéale pour réveiller le mal au coeur. L'eau est grise ou bronze. Je déteste cette couleur. Depuis le départ des Baléares, le mal au coeur, je l'ai de manière systématique. Je pense que nous restons trop longtemps abrités dans les ports et que je me désamarine.
Je vois défiler la ville, la cathédrale toute noire qui se détache comme une ombre monstrueuse au milieu des immeubles colorés de la ville. Je ne profite guère de ces images. Je ne me sens vraiment pas bien et Laurent ne vaut guère mieux que moi. C'est particulièrement difficile pour moi. Un violent coup de cafard prend le dessus. Les garçons me manquent. Je pense à leurs taquineries, je les entends, je les vois et ils ne sont pas là. Je vous parlais de mal au coeur, voilà ça s'aggrave. Laurent est désolé de me voir si piteuse. Il fait le clown. Il me raconte des trucs compliqués pour m'occuper l'esprit et je fais semblant de l'écouter. Je me demande vraiment ce qu'on fiche là. J'en ai plus que marre d'être roulée d'un bord sur l'autre. La mer devient savonneuse, pas étonnant que j'ai l'impression de me casser la figure dès que je lève les yeux.
CJ merDans la soirée je me sens mieux. J'avale deux  bols de soupe. On décide de tirer un grand bord vers le Sahara. A neuf heures le vent se réveille. On est au près mais du coup on accélère. On décide de prendre un ris dans la grand voile. Sous la lumière restreinte de la lampe de pont, c'est un beau cirque cette opération. Enchevêtrements de cordages et nœuds en tous genres, voiles face au vent qui battent le rappel. Dur quand on est à moitié dans le cirage. On finit quand même par venir à bout de cette prise de ris délicate. On file six, sept nœuds, voiles réduites, on est plutôt content. Pendant douze  heures on ne croise pas âme qui vive. Il n'y a pas de lune mais le ciel est clair. Et les étoiles donnent une lumière tamisée fort sympathique. J'ai rarement vu ciel autant étoilé. Ma parole, c'est presque une nuit de Noël.
On tire des bords entre cinq et six nœuds, à 20° de notre cap.
La carte nous dit que nos sommes au large du Maroc, on longe le Sahara occidental. Le temps est toujours au beau fixe et on tire toujours des bords, vitesse hélas très restreinte, entre trois et quatre nœuds dans la journée. La nuit on met le moteur, pendant environ six heures, pour permettre à celui qui dort un repos tranquille, sans souci de navigation. La mer à peine ridée déroule son tapis de houle. C'est magnifique. On se croirait au milieu de prairies ou de champs immenses et vallonnés, qui ne sont ni bleus, ni verts.  Quelquefois quand le vent souffle sur les terres il donne aux blés ce mouvement de vagues ample et magnifique. Mais ici l'immensité de l'espace est terriblement impressionnant. La mer s'étale et on avance en douceur dans ce champ immense aux couleurs moirées et changeantes. Lorsqu'il n'y a pas de vent en Méditerranée, la mer devient lisse et  brillante, tellement lisse qu'on croirait glisser sur une patinoire. Ici, ça n'arrive pas. Il y a toujours, des rides, des bourrelets, des dunes. La mer ici est en mouvement permanent. La température est douce et on se laisse simplement bercer. Nous avons vaincu le mal de mer. Je peux aller et venir sur le bateau très librement. Je fais la cuisine dans le carré. On mange dehors. La température est d'environ 20° dans la journée, 18° la nuit. Je lis, je fais des mots croisés. On écoute beaucoup de musique aussi. Nous avons des rendez-vous fixes qui ponctuent le temps et font que les journées filent à toute allure.
A huit heure trente le matin,  on passe un petit moment radio amateur avec l'un ou l'autre des copains de Touraine. Jacques et Roger sont d'une fidélité remarquable. A midi, nos amis Canadiens nous donnent la météo pour les jours à venir et nous conseillent la route. Le soir vers vingt heures Laurent passe une petite heure avec toutes sortes de gens. C'est le moment un peu plus intime avec Jacques quand il est là. Il y a aussi l'ami de Montpellier qui prend régulièrement des nouvelles et téléphone à notre fils José pour les lui transmettre. On retrouve plus ou moins les mêmes. A travers notre route, qu'ils suivent depuis leur station radio, ils s'intègrent eux aussi à notre voyage. On leur raconte les étoiles, le ciel, les conditions de navigation et comment on avance. Et puis on blague. Il n'y a aucune obligation dans cette relation  et c'est ce qui fait sa force. Il s'agit simplement de deux ou plusieurs personnes qui ont envie de naviguer avec nous depuis leur espace radio posé à terre. 
C'est une nuit magnifique. Nous sommes à environ cent cinquante milles de la côte. Nous avons remarqué sur la carte marine que les fonds de mille mètres de profondeur forment un plateau qui remonte à cinquante  mètres en plein sur notre route. Pas la peine de se dérouter. Y a pas de souci, avec nos deux mètres de tirant d'eau, on a de la marge.
Je me réveille pour mon tour de garde. Laurent ne m'entend pas. Je passe la tête dehors. J'en crois pas mes yeux. Y'a des lumières de tous les côtés. Je sors comme une bombe.
- Mince qu'est ce qui se passe ici ? Où on est ?
Laurent pousse un soupir.
- C'est incroyable. Tu fais bien de te réveiller. On est cerné par les bateaux de pêche. J'en ai compté  trente autour de nous dans un rayon de moins de quatre milles nautiques.
- En face du désert, mais d'où ils sortent ces pêcheurs ?
Laurent me conseille de regarder dans l'eau. Et alors je réalise qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. Le bateau avance sur un cercle de lumière phosphorescente. Les vagues d'étrave éclaboussent l'eau noire de gerbes étincelantes. Et lorsque mes yeux s'habituent à l'obscurité, je vois d'énormes éclairs qui traversent les vagues tout autour de nous. Je n'ai jamais rien vu de plus extraordinaire.
Ainsi nous sommes sur les fameux plateaux qui doivent être saturés de zooplancton. Le zooplancton c'est des amas de micros crustacés. Ils dégagent cette lumière quand on brasse l'eau. Les éclairs sont tout simplement des poissons qui fuient autour de nous à travers le zooplancton. Et les pêcheurs s'en donnent à coeur joie.
Les projecteurs arrière ou latéraux des navires nous renseignent sur leurs manœuvres de chalutage. Selon qu'ils ont leurs feux de route ou pas, on sait qu'ils ont de l'erre ou qu'il n'en n'ont pas. Et on fait du slalom en tenant compte des cent cinquante mètres de filet qu'ils peuvent tirer. Laurent a mis le radar. Quelquefois, il ne sait pas s'il voit un ou deux bateaux. Les éclairages se confondent. Le radar les positionne parfaitement et permet de voir leurs déplacements. Vous avez remarqué que l'expérience nous rend moins bête. On sait exploiter notre radar désormais.
- J'ai l'impression d'être place de la Concorde à sept heures du soir. Depuis deux heures je slalome entre eux. Mais on sort de la zone. Je vais bientôt te laisser le pilotage.
- Oh qu'est ce qui lui prend à celui-là ?
Celui-là, c'est un énorme chalutier qui n'avait pas de feu allumé sur son chalut et Laurent s'est approché trop près en pensant qu'il faisait tout simplement route normale. Et le voilà qui corne comme un damné et qui nous envoie ces projecteurs en plein dans la tête. Belle illumination ma foi, qui met bien en évidence cette fois son chalut à l'arrière du navire. Virement de bord vite fait, bien fait. Je me suis réveillée au bon moment, on dirait.
Une heure plus tard on laisse les pêcheurs loin derrière nous. Nous sommes seuls avec la mer. Dans la nuit, on a l'impression de naviguer sur un cercle de lumière. L'écume s'éclaire de lueurs vertes et jaunes. Laurent épuisé a rejoint la couchette avant, et moi, je m'offre seule sous le ciel étoilé trois  heures de magie pure et d'émerveillement.
Depuis mercredi nous ne faisons plus de veille active. Nous naviguons dans un désert. Nous sommes seuls au monde au milieu des vagues comme des dunes à perte de vue. En quatre jours, nous avons croisé trois cargos, les deux premiers de très loin, le dernier c'était dans l'après-midi et ça n'a pas posé problème. La nuit on se fie au radar pour nous protéger d'une rencontre fortuite. Il veille pour nous de onze heures ou minuit jusqu'à six heures du matin. Laurent reste en début de nuit et je prends la relève à six  heures. Pour rien au monde je ne voudrais louper le lever du jour. Je vous raconterai plus tard le jour qui se lève. Je n'ai pas fini de m'imprégner de ce miracle quotidien.
La nuit je dors dans le carré car j'ai l'oreille plus fine que Laurent pour déceler l'alarme radar. Lui, c'est les changements d'allure du bateau qui le réveillent. C'est important quand on navigue à la voile. Le moindre changement le sort de son sommeil. J'ai beau savoir qu'il est particulièrement sensible à sa position sur la couchette, il m'impressionne à chaque fois. Pour moi, gîter d'un côté ou de l'autre, ou pas gîter du tout, c'est pas ça qui me réveille quand je dors. Je me moque complètement de la manière dont je suis couchée. Aussi bien je dors assise ou par terre ou debout. C'est épatant comme ça. Nous avons chacun nos aptitudes, et elles sont importantes toutes les deux. Laurent c'est les mouvements du bateau, moi c'est le moindre bruit.
Et selon l'état de la mer, le bateau parle d'une autre manière. Les cordages grincent ou ils chantent, les voiles claquent ou sifflent. Lorsque le vent souffle de l'arrière la bôme se prend pour un tuyau d'orgue. C'est une autre sorte de concert. La coque gémit, ou bien elle cause. Les vagues grattent, frappent ou caressent. Souvent Laurent et moi on se regarde tout surpris. Au même moment, on croit entendre une voix humaine, un cri ou une mélodie. C'est simplement notre bateau qui vit avec la mer. Parole, les sirènes, on les entends souvent.
Peut-être que  nous sommes bénis des dieux de la mer.
Chaque jour Laurent met sa ligne à l'eau. Le deuxième ou le troisième jour, je me suis dit que ça devenait lassant cette manie de rincer son fil. Et puis on ne sait pas pourquoi ça a commencé à marcher, du maquereau pour commencer. Et puis le grand soir, la grande fête à bord, c'était vendredi soir, inouï, incroyable, j'étais convaincue que c'était seulement des histoires de pêcheurs à terre autour d'un pastis. Laurent a pêché une magnifique daurade, la fameuse, l'illustre dont je n'ose pas écrire le nom de peur de l'estropier, vous savez, la cori... Si vous pouviez imaginer le sourire fier et béat de Laurent. Et depuis, il fait des merveilles à la pêche. C'est peut-être comme la chasse aux champignons la pêche. On cherche, on cherche, on peut rester bredouille pendant des heures. Il suffit d'en croiser un, pour que toute une culture apparaisse et que le sol se tapisse de jolis bolets bruns.


Deux mois de navigation viennent ainsi de passer depuis notre départ de Martigues. Nous sommes aujourd'hui en vue du Cap Vert. Dans l'Est de la France, En Touraine, A Marseille, partout où sont semées nos attaches, les gens baignent dans l'effervescence du réveillon. Dans la plénitude de la mer, impossible d'imaginer cette ambiance festive, pleine d'opulence et de richesses. C'est presque Noël et cela ne représente absolument rien de particulier pour nous. C'est en principe notre dernière nuit de veille avant le Cap Vert. Comme nous nous rapprochons des côtes. Nous avons repris notre veille active. A quatre heures du matin, je prends la relève. A sept heures le jour se lève. Nous sommes à vingt milles de l'île de Sal. Je devine les découpes de la côte. Je contacte les amis Tourangeaux par radio. Pierre est là, attentif, anxieux. Ouf, on est presque arrivé. Il  va passer un réveillon détendu.
Le soleil luit. Il fait 23 °. Il fait délicieusement bon. On longe une île plate de roches sombres. Posés ça et là quelques sommets arrondis.
Laurent manque d'enthousiasme. Il n'est pas sûr de ce qu'il voit.
- On dirait des verrues, pire que ça on dirait des pustules. C'est moche non ?
plageC'est bête à dire, mais ça s'appelle le Cap Vert alors on attendait de la verdure. C'est un autre désert qui nous accueille, c'est un désert  sinistre. La houle d'ouest de trois ou quatre mètres se brise sur les rochers. Des gerbes énormes éclaboussent la côte. On aperçoit deux éoliennes et d'énormes citernes Shell. On sait que l'entrée du port et de notre mouillage sont par là. D'immenses nappes d'écume jaunâtre salissent la mer qui s'agite. Nous sommes inquiets, le mouillage risque d'être rouleur.
Pas la peine d'insister sur nos péripéties de mouillage. Il y a trente voiliers dans un espace qui peut raisonnablement en accueillir une vingtaine. Presque tous en attente de météo alizé pour traverser. Certains sont là depuis quinze jours. Après trois ou quatre tentatives d'accrochage de notre ancre dans un trou acceptable, on finit par se caser. Rude gymnastique pour mes épaules. Oui, y a un guindeau électrique pour l'ancre mais quand on refait la manœuvre et qu'on la fait et la refait et qu'un orin a été annexé à l'ancre, forcément je cafouille quelque peu . Un vrai cirque. Je suis épuisée quand on décide que là où on est on reste. Je suis, vaseuse, déçue.

mouillage
Un petit tour de reconnaissance à terre s'impose. Gonflage d'annexe, quelques vêtements plus "habillés", godasses autour du cou, et nous voilà sur le quai des pêcheurs. Le village s'appelle Palmeira au nord ouest de l'île. Et ce n'est pas du tout, absolument pas ce qu'on m'a raconté du Cap Vert. Dès qu'on a posé le pied sur le quai, les gens viennent à nous. Ils se présentent, nous demandent d'où on vient. Comment ça va. Les gamins sont magnifiques, beaux comme des premiers communiants. Sont-ils déjà en habit de dimanche ? Les petites filles ne sont pas prêtes, même les toutes petites de cinq ou six ans. Elles courent devant nous avec des bigoudis sur la tête. On devrait se sentir en parfaite sécurité ici, sauf qu'on a été pollué par ceux qui parlent de la ville. Les autres plaisanciers vont à terre en laissant leur bateau ouvert. Ils laissent leur annexe à un anneau à quai sans surveillance. Nous on ne sait pas. On n'ose pas et on cadenasse aussi bien le bateau que l'annexe. Je pense qu'on a eu tort. Les gens qu'on croise  précisent dans un français très approximatif et avec un sourire indulgent, qu'ici c'est un endroit bien, qu'il n'y a rien à craindre... et Joyeux Noël... Je n'ai pas bonne conscience.  je crains que nous les ayons offensés.
On baragouine avec ces gens qui parlent exclusivement créole une espèce de bouillie de portugais et d'anglais. On se comprend tout de travers, et on finit au bar du village. Laurent offre un coup à boire. Comme il refuse le deuxième tour, nous sommes invités à la soirée de Noël qui se passe sur la place. Ce premier contact avec le village est déconcertant. Je ne me sens pas à l'aise du tout. Les  neufs jours de mer ont "ensuqué" Laurent. Lorsqu'on rentre au mouillage, il monte le premier à  bord et oublie l'annexe avec moi à bord évidemment. Je dérive gentiment vers le large. J'ai les rames mais la dame de nage est foutue et je n'arrive pas à lutter contre la houle et le courant. J'ai l'air maligne ; je rouspète méchamment et bien entendu Laurent rigole, l'infâme. Sur le coup, je l'ai très mal pris. Je croyais me poser dans la cabine et dormir. Et je suis là dans l'annexe à m'éclabousser avec des coups de rame parfaitement inutiles. Et plus je m'énerve, plus je me trempe et moins je rame. Que je sois inondée de flotte ce n'est pas grave, le soleil aura vite fait de m'essorer. Mais zut je voudrais bien revenir au bateau. Je me sens affreusement ridicule et ça m'énerve. aïe aïe aïe. Et Laurent rigole toujours depuis la plate forme du voiler au lieu de plonger à mon secours. Si je l'attrape celui là, je l'étripe. D'un coup, ma colère tombe. Je suis découragée. J'en ai marre. Je me laisse simplement dériver vers le premier bateau assez proche. L'homme à bord m'a vue arriver. Il ne rigole pas lui. Ma bêtise doit l'énerver. Il se penche au dessus de son étrave. J'attrape sa chaîne de mouillage et je me tire vers lui. On se regarde, on ne se parle pas. Je voudrais juste dormir. Je lui tends une de mes rames. On se tient comme ça quelques instants l'un à l'autre.  Et moi, j'attends, c'est le vide absolu dans ma tête. Je me fiche complètement de ce qu'il fera. J'envisage de lâcher la rame, de me coucher dans l'annexe et de dormir, et lui il fera ce qu'il veut de mon problème.
C'est la seule idée qui m'effleure, je me sens un peu pompette. Pourtant je n'ai pas bu d'alcool. Que m'arrive-t-il ? L'homme qui siffle entre ses dents devient complètement flou et il bouge d'une drôle de manière. Zut alors, que je suis vraiment fatiguée. Un jeune homme tout beau, tout noir, se pointe dans un zodiac pétaradant. Je me rends compte qu'il attrape mon amarre et me tire. Il me ramène tout simplement chez moi. Non, je ne rêve pas. Ce n'est pas un Tarzan des mers. C'est tout simplement le "boy" de service. Je le salue d'un geste, mais il ne me regarde même pas. Le sourire que je fais l'effort de lui adresser se cogne au  cul de son annexe. Il est déjà parti. Il a du bien ricaner de me voir si godiche. Je suis si lasse, que je n'ai même plus envie de me disputer avec Laurent quand je monte sur voilier. D'ailleurs il ne rigole plus trop Laurent en m'aidant à me hisser sur le pont.
Une fois en sécurité sur Lune de Miel, je me sens bien ridicule avec ma colère. Je suis si fatiguée. Je ne sais plus si nous nous sommes parlés Laurent et moi. Je m'affale sur ma couchette. Après tout il n'y a que ça d'important à ce moment là. Je ne veux rien savoir d'autre que le sommeil dans lequel je vais enfin me laisser tomber pour quelques heures.
Dès que je suis couchée, mes idées s'éclaircissent. Il est sept heures du soir. Notre petit réveillon de mouillage est prêt. Les deux garçons nous ont parlé au téléphone dans l'après-midi. Je suis apaisée. Je dors deux bonnes heures.
Lorsque je me lève, Laurent a préparé une gentille table de carré. La soirée est sobre mais sympa. On rigole de mon épopée en annexe. On écoute radio cap vert qui émet de la musique de Noël, un tour d'horizon des chants de tous les pays. A Noël au Cap Vert on écoute "mon beau sapin"  "le Noël blanc" et toutes sortes de chants qui parlent de neige, de rennes, de traîneaux. Pour les enfants d'ici je me demande ce que ça évoque le mot neige. Pour nous c'est un réveillon intime et génial.
Le jour de Noël à Palmeira, à neuf heure le matin, il fait 26 degrés. Mais le vent souffle doucement de l'est et nous rafraîchit merveilleusement. On se sent terriblement bien ici. Nous ne ressentons pas ce sentiment d'envahissement si fréquent dans les mouillages de vacances. Pourtant, il ne fait aucun doute qu'on se gêne plus ou moins. Les zones d'évitage ne sont pas franchement respectées. Il y a dans le mouillage une solidarité qui nous surprend et qui nous réjouit. On n'a pas d'argent local et il n'y a pas moyen d'en trouver avant mercredi. Aucune importance. Un voisin nous a avancé trois mille escudos qu'on ne lui demandait pas. On les rendra quand on pourra. D'autres qui ont eu des problèmes en arrivant sont venus nous conseiller pour notre mouillage. On cherche le gas-oil dans des jerrycans. Un quelconque bateau que nous n'avions pas repéré est venu nous en emprunter pour faire son plein en une fois.
Ce matin nous avons fait un tour dans le village. Les maisons sont précaires, plus ou moins finies. La rue principale est goudronnée. Il y a une petite place avec une rue qui va vers le port et passe devant l'église. Celle là est pavée. L'église, c'est plutôt une petite chapelle toute rose. On dirait une maison de poupée. Mais tout le reste, c'est des habitations en parpaings, rarement crépies, posées sur la terre tassée. On va de l'une à l'autre dans un dédale de venelles en terre battue. Les rares boutiques ne se différencient pas des maisons d'habitation. Une vieille femme abrité sous un arbre a posé un grand sac en jute tout bosselé devant elle. C'est la boulangère qu'on a cherchée longtemps dans un magasin qui n'existe pas.
Le village a fait la fête toute la nuit. Les échos de la musique ont troué le mouillage de dix heures le soir jusqu'à neuf heures ce matin. Beaucoup de monde maintenant s'active. Mais ils ont tous plus ou moins les cheveux à la verticale. On a flâné dans le village et en dehors. Laurent  s'est fait d'autres copains qui nous ont initiés au punch local. Il est moins cher que la bière et moins cher qu'un verre d'eau.               

palmerIl y a une semaine nous plongions notre ancre dans cette baie avec pas mal d'appréhension. L'aspect désolé de cet énorme caillou, gris, plat et desséché, nous a vraiment inquiété. Ce n'était certes pas ce qu'on attendait du Cap Vert. Ensuite nous avons été saisi par l'harmattan, un vent local qui vient de l'Afrique et déplace d'énormes nuages de sable. Nous nous sommes réveillés au milieu de la nuit complètement estomaqués. Pourquoi ce cauchemar de mistral sifflait-il dans les haubans en pleine nuit et si loin de la Provence ? Coup d'oeil inquiet par le hublot. Les bateaux dansaient sur leur ancre et la mer soulevait des gros paquets de mousse sur la plage. La plupart des équipages veillaient sur leur pont. Toute la journée nous avons ainsi été chahutés dans le mouillage. La plage s'enveloppait d'un épais brouillard de sable. La lumière était tamisée de rose. Bien entendu dès qu'on était dehors, le vent cinglant nous gavait de poussière. Pas facile de tenir debout sur le pont. C'était pénible et impressionnant. Quant à prendre l'annexe pour accoster sur le quai, cela relevait de l'exploit. Dans la matinée nous avons dû reprendre notre mouillage parce que bien évidemment nous roulions sur un voisin. Celui de devant glissait sur notre ancre. On lui est passé bien prêt.  Quand j'ai voulu lever l'ancre, un cordage coinçait dans la baille de mouillage, qu'est ce qu'il faisait là, celui-là ? Il s'est pris dans la chaîne. Laurent n'arrivait pas à tenir le bateau contre le vent. Il me braillait des ordres auxquels je répondais en hurlant que j'avais des problèmes et d'autres chats à fouetter que de l'écouter. Je vous laisse le soin d'imaginer cette pagaille; la joie totale. Mais il n'arrive rien d'insurmontable quand on a un couteau suisse dans sa poche. Deux coups de lame exaspérés, le nœud qui coinçait ma chaîne, proprement égorgé, est tombé en mer. Bien fait pour lui. Ne me demandez pas à quoi il servait.
Nous sommes restés à bord toute la journée à surveiller les mouvements désordonnés et violents du bateau. Il n'y avait rien de possible à faire à terre. Et puis, on préférait être vigilant à bord.  Plus d'un a dérapé. Deux résidents permanents du mouillage ont perdu leur ancre.  Pourquoi cette agitation infernale dans un mouillage jusque là si tranquille ?  Et puis, le vent est tombé en début de soirée aussi brutalement qu'il était arrivé. Le calme est revenu, magique.
Beaucoup plus sympa, la nuit suivante nous avons été réveillés à deux heures du matin parce que nous ne sentions plus aucun mouvement. On se serait cru dans notre lit en Provence tellement c'était tranquille. Le silence était absolu. Préoccupé par ce calme incongru, on jette un oeil par le hublot. On s'attend à voir les bateaux plus ou moins alignés comme ils étaient en début de nuit lorsqu'un courant d'air vivifiant les maintenait sagement au bout de leur chaîne. Mais la vision qui nous est offerte sous la lune est toute autre. Il n'y a pas un pet d'air. Les voiliers n'ont plus leur allure de gentils toutous qui tirent sur leur laisse. Ils sont face à face, parallèles, têtes à culs ou tête à tête. Certains donnent l'impression qu'ils se causent. Pendant que les équipages dorment, les navires sans vent n'en font qu'à leur tête. Etant donné l'organisation des mouillages, plus d'un est venu caresser son voisin. On échange quelques mots pour rire avec ceux qui veillent. Mais pour nous pas de soucis. Pour une fois, on est bien casé. On peut se recoucher l'esprit tranquille. Quel bonheur inestimable. Au matin, y'en a qui ont de petits yeux, et ce n'est pas d'avoir fait la fête. Enfin, tout cela est anecdotique. Ces petits soucis sont compagnons obligés de notre vie au mouillage.
Nous attendons toujours le vent de nord/est, qui est annoncé, et nous permettrait d'aller vers l'île de Sao Vincente dans de bonnes conditions. Nous ne sommes pas pressés. Cette île peu accorte nous plaît infiniment.
Nous nous sommes habitués à l'aspect désolé, décharné, sauvage, aride de ce caillou plus noir que gris. C'est aussi l'ambiance tranquille des familles au quotidien. C'est un vrai privilège de pouvoir s'y poser. Nous nous y sentons comme dans mon doux village des Vosges. C'est familier, intime et reposant. Le village est propre mais il est loin d'être aseptisé. La population est agréable, et certaines images restent en moi, belles comme des rêves.
Il y a l'arrivée des barques de pêche le matin. Je ne m'en lasse pas. Ce sont de petites barcasses en bois. Il y a trois ou quatre pêcheurs à bord. Ils s'amarrent contre le quai à fleur d'eau. Ils balancent leur pêche directement sur le quai et vendent à bout de bras. Il y a une dizaine de personnes, hommes, femmes et enfants, qui guettent leur arrivée. Le poisson est nettoyé, écaillé, débité, directement dans l'eau du port. Les prix sont annoncés à la louche. Si bas qu'on ne se pose aucune question. Si on n'a pas de monnaie, le pêcheur rajoute une ou deux prises à votre choix. Il ne rend jamais la monnaie.
Les poissons locaux sont des sortes de maquereaux qu'ils appellent "caranques" et une autre sorte qui s'apparente au mérou et qu'ils appellent "garouba". Un jour ils avaient du barracuda qu'on s'est partagé à plusieurs familles. Des plongeurs rapportent de la langouste qu'on peut acheter directement à l'usine qui fait le conditionnement. Ce sera notre repas très bon marché de nouvel an. Depuis que nous sommes ici, le poisson fait partie de notre ordinaire. Dans le village il y a un marché, avec exactement trois étalages. On y trouve des fruits et légumes locaux et beaucoup de légumes secs. Il n'y a pas un kilo de tomates de disponible dans chaque présentoir. On achète donc les légumes par trois ou quatre pièces. Il n'y a jamais de quoi remplir un filet. Les légumes sont minables, les tomates à peine plus grosses que des abricots. Les poivrons de la taille des piments. Mais leur saveur est incomparable. Il y a des petites bananes à foison, qui sont fondantes et particulièrement goûteuses. On en fait une véritable cure. Depuis le petit déjeuner jusqu'à un en-cas en fin de soirée en passant par le quatre heures. Il y a aussi une petite épicerie, mais les prix sont prohibitifs. Le beurre est vendu en conserve. Les locaux y achètent le sucre, le café, le lait, uniquement en poudre. Ils y vont chaque jour et achètent une cuiller à soupe de sucre, ou de lait en poudre, trois  pommes de terre, deux  tomates. Les pains vendus sur la place, sont des petits pains à sandwiches, pales et sans saveur.
Il n'y a pas d'eau courante sur l'île. Une usine de dessalinisation tout près d'ici fournit l'eau pour tout le monde. Chaque matin, la "fontaine" est ouverte de neuf heures à treize heures. Tout le monde se précipite avec ses réservoirs et ses bidons pour faire le plein. L'eau est vendue trois escudos les dix litres C'est vraiment l'effervescence. Les brouettes se croisent, les femmes avec leur bidon sur la tête. Ce village est joyeux. La population est très jeune. Jusqu'à maintenant je n'ai rencontré que deux personnes qui donnaient l'impression d'avoir plus de soixante ans. Les femmes en particulier sont éblouissantes. Elles sont très coquettes. Elles portent les mêmes vêtements que nous. Soient des pantalons de toile, soient des jupes droites serrées et très courtes avec de sympathiques débardeurs légers et chatoyants. Sachant qu'elles n'ont pas de fer à repasser, je voudrais bien savoir par quel miracle elles peuvent être si élégantes. Elles sont presque toujours pieds nus. Une femme svelte et souriante me croise avec son seau sur la tête et son allure citadine. Quel merveilleux contraste. Puis sa silhouette dansante disparaît entre les murs roses et bleus. Cette vision du quotidien m'enchante. Je passe des heures assise sur un caillou à regarder passer les gens. Et bien entendu, ils s'arrêtent et me parlent. Je pense que je les intrigue parce que je m'assieds par terre les mains dans les poches. Pas de voiture, pas de lunettes de soleil, pas de caméra, pas d'appareils photos... Quelle sorte de touriste suis-je donc ?
La ville de Santa Maria au sud livre quelquefois des charters de touristes qui débarquent sur notre petite jetée avec leur attirail photographique et leurs regards dérangeants. Ils font sur la place des taches de couleur claire qui foutent en l'air toute l'harmonie du site. Les enfants ricanent d'eux, "touristes, bonbon" (ils disent bom-bom).  Les touristes font semblant de pas entendre et les bousculent. Ca fait rire les gamins. Si un touriste généreux met la main à sa poche, c'est toujours ça de pris. Mais pour les enfants c'est plutôt un jeu, des paris entre eux.
Tout le monde se promène pieds nus ici, hommes,  femmes, enfants.  Les jeunes jouent au foot pieds nus sur la plage. Mais il y a aussi un vrai terrain pour les vrais matches. Ils sont passionnés de foot. Zizou est un véritable héros. Devant les maisons, à l'ombre des acacias, Il y a des joueurs d'échecs, de cartes et surtout du fameux jeu local, l'awalé.
Il n'y a pas de tout à l'égout. Les eaux usées sont gardées dans des seaux, hygiéniques comme on dit dans mon doux pays des Vosges. En fin de journée les femmes calent le seau sur leur tête. Elles traversent le village, dépassent la jetée des pêcheurs et des annexes des plaisanciers jusqu'aux rochers. Elles balancent leurs eaux sombres directement dans la mer. Comment voulez-vous faire autrement ? Sachant qu'il y a ici environ deux mille  habitants, vous imaginez l'aspect des rochers aux abords du village. Je tremble toujours quand je vois passer une femme avec son seau sur la tête gambadant  pieds nus d'un rocher à l'autre. Mais y a pas de soucis, l'équilibre est idéal, la démarche parfaitement assurée. Les poubelles publiques sont juste au dessus, dans le même coin. Elles sont ramassées deux fois par semaine et débordent largement autour. Pour peu que l'harmattan s'en mêle, cela fait le bonheur des chèvres et des ânes qui broutent les bouteilles de bière ou de cocas. Les pauvres bêtes sont d'une maigreur effrayante. Il n'y a pratiquement pas de viande ici,. Lorsqu'on en trouve, elle est congelée. Les locaux font des brochettes de poulet. Il ne fait aucun doute que les volailles sont garanties d'élevage au grand air. Il faut les éviter quand on flâne entre les maisons. C'est d'ailleurs assez sympathique le matin d'être réveillé à bord par le chant du coq. Mais ces bestioles sont tellement raides que c'est immangeable.
Le rhum local est très doux et je l'apprécie. Les hommes en boivent des quantités impressionnantes. Outre le "ti punch", ils nous ont aussi proposé une préparation sympathique de rhum au cacao. C'est de loin, le rhum que j'apprécie le plus. Pour moi du moment qu'il y a du chocolat.
La vie s'organise aussi avec les autres bateaux. On se rend des services, on se file des tuyaux. La solidarité est totale. Ce soir, pour la fin de l'année nous improvisons une soirée sur un autre bateau, Okeanos. Plus tard, nous irons faire un tour dans le village qui lui va, probablement exploser si c'est comme à Noël. Ce sera sûrement intéressant.
Quel étrange réveillon de fin d'année. La soirée a été vraiment chouette. On était reçu par Claude, propriétaire d'Okeanos et résident permanent de l'île. Il vit sur son bateau. C'est le pilier du mouillage.claude

C'est l'image type du baroudeur quinquagénaire. Il vient d'Ostende, où il était pâtissier dans sa jeunesse. Passionné de plongée pendant ses loisirs, il en a vite fait son gagne-pain. Il s'est construit son ketch, dix huit mètres, en acier, il y a une vingtaine d'années. Il a vécu huit ans à Conakry. Il travaillait sur des îles à  la protection des tortues et gonflait son pécule comme chercheur d'épaves. Il s'y est fort enrichi. Il raconte des histoires fabuleuses dont il est toujours le héros. Nous l'écoutons les yeux grands comme des soucoupes et la bouche en cul de poule. Et puis tout son visage s'éclaire, et il rigole en silence, rien qu'avec ses yeux. Il agrémente ses propos d'une stupide histoire belge. On se dit qu'il se fout de nous. Mais ces histoires sont tellement extraordinaires. Et c'est si bon de rire bêtement.


okeanos

 

 

 

On était huit chez lui. Nous avons partagé des mets délicats. C'était vraiment l'opulence. Soirée intime, ambiance exotique et un peu mystérieuse.

 

 

 

 Ce matin, j'avais la tête un peu à l'envers. Dans ces cas-là, je m'offre une pause hamac. Le hamac, il est installé entre l'étai et le mat, à l'avant du bateau. Quand on est allongé dans le hamac on a une vision panoramique du mouillage. Sous le soleil, les constructions claires illuminent les abords rocheux qui bordent le mouillage. La petite chapelle rose domine la place au dessus du quai. Les maisons ont l'air pimpantes de loin. Elles alignent leurs couleurs à l'arrière. C'est jour de fête et les pêcheurs sont restés à terre.  Les barques sont enchaînées les unes aux autres et font leur ronde juste devant le quai. Les enfants bruns, sautent au milieu du cercle en poussant de grands cris. Notre voilier est un peu en retrait dans le milieu de la baie, face à la plage. L'alizé qui s'installe froisse la surface de l'eau. Le chant du vent est régulier. Le hamac me berce d'un bord à l'autre dans un mouvement que l'inertie du bateau contrarie. C'est assez étrange comme sensation. Pour qui souffre d'insomnie, c'est à mon avis un remède incomparable. Je bénéficie du soleil et de l'air frais. Tous les deux me caressent délicatement. J'écoute les bruits du village, les ânes, les coqs, les enfants. il y a des cris, des rires, et des rares  voitures. La température est idéale. Je laisse simplement venir à moi la vie molle du village, lendemain de fête.
Quand je suis ainsi paresseusement étalée dans le hamac, j'ai du mal d'imaginer certaines histoires qui courent à travers l'île concernant les requins. Il paraît qu'ils sont plus nombreux qu'on croit ; ils attaquent rarement l'homme, mais ça arrive si le sang les attire dans le secteur. Il y a deux mois, un Allemand qui barbotait autour de son bateau s'est fait dévorer tout cru là où nous sommes. Un voisin débitait un thon juste à côté de lui, directement dans le mouillage. Ils n'ont même pas vu arriver le requin. Il arrive subrepticement en eau profonde quand il veut fondre sur une proie. Comme ici les fonds sont troubles à cause du sable tout le temps brassé avec l'eau. Personne n'a vu venir le drame.
A vingt kilomètres d'ici, la ville de Santa Maria est organisée en immense complexe touristique. Les requins n'ont pas le droit d'y zoner. L'escale requin est uniquement à Palmeira. A Santa Maria, il y a une trentaine d'années c'était encore le havre des tortues qui ont bien vite disparu des plages bouleversées par le tourisme. Il y a d'immenses plages de sable doré, et le site est organisé pour le bien être des clients qui paient cher le luxe qu'on leur propose. Je n'aime pas Santa Maria qui bénéficie pourtant d'un fabuleux bord de mer. On y rencontre des flâneurs venus d'Europe qui s'offrent ainsi une page de vie dorée. Les femmes étalent négligemment leurs bijoux et les hommes se donnent des airs décontractés. Une allée pavée faite pour les escarpins des si jolies dames, permet de longer la plage sur des kilomètres. C'est aseptisé, lumineux, rassurant et parfaitement artificiel. Dans les complexes hôteliers tout est prévu pour simplifier la vie des résidents et leur éviter de fastueuses recherches en ville. Location de voiture, taxis, boutiques, équipements sportifs. La route qui vient du village est une véritable frontière entre deux mondes qui ne doivent surtout pas se rencontrer. Le pays et les touristes.
Je suis soulagée lorsque je reviens à Palmeira. Pourtant à Palmeira, le sable est plutôt noir. La baie n'est pas très bien abritée et la mer toujours opaque. Le village est pauvre mais il n'y a pas de misère.  Le quai des pêcheurs est souvent puant mais si joyeux. Les gamins nous courent dans les jambes. Laurent aussi y est heureux. Si nous nous y sentons si bien c'est que probablement il est à notre mesure.
Ces gens ne sont pas riches. Ils n'ont pas l'eau courante, ils n'ont aucun confort dit moderne. Peu de télés, pas de machines à laver, voitures en ruines ou pas de voiture du tout, pas de téléphones, ni fixes, ni portables. Mais ils vivent plutôt bien. Ils ont des vélos, des brouettes, des femmes qui portent des charges impressionnantes sur leur tête. Ils mangent de la volaille et du poisson en guise de viande. Ils sont bien nourris. Ils sont propres, ils sont bien habillés. Il n'y a pas de mendiants, aucun nécessiteux d'aucune sorte. Ils vivent simplement avec ce qu'ils ont. A cause de l'influence des touristes qui prennent de plus en plus de place, à cause de l'alcool et du haschich que les jeunes consomment sans modération, Je suis inquiète toutefois pour l'avenir de Sal.
Il y a quelques jours, nous avons loué un taxi qui nous a conduits à la saline. Mais pas n'importe quel taxi. Nous avons mobilisé un taxi collectif pour nous deux. Ici les taxis collectifs sont des "pick-up" transformés en char à bancs. Dix à douze personnes s'y entassent pour aller à Espargos, la ville la plus proche et aussi l'aéroport. Le taxi nous a emmenés à Pedra de Lume et il nous a recherchés en fin d'après midi. Nous avons fait les trente  kilomètres de route à travers ce désert de roches qu'est l'île de Sal, secoués comme des pruniers, la tête en prise direct avec le vent. Une course très vivifiante et rigolote. Ensuite, nous avons largement eu le temps d'explorer le site. La saline est un immense cratère légèrement en dessous du niveau de la mer d'environ un demi kilomètre carré à un kilomètre de la baie. L'évaporation naturelle de l'eau laisse de magnifiques dépôts de sel. Vers 1850 la saline a été exploitée et le sel exporté en particulier vers le Brésil. Aujourd'hui l'activité est très réduite et ne concerne que la consommation locale. Mais c'est un endroit vraiment extraordinaire. Les bassins étalent leurs cristaux blancs irisés de rose et de mauve. Les fonds du volcan sont couverts de dentelles étincelantes. On accède à ce cratère par un tunnel qui débouche sur une vaste étendue blanche et brillante qui se fond dans le bleu de la mer. C'est comme des tapis de neige qui s'étaleraient là par inadvertance. Quelle merveille. Les ruines des anciens équipements de l'exploitation donnent un air surréaliste à cette descente hors du temps, hors du monde.

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On est mercredi, nous sommes à Sal depuis dix jours. L'alizé se manifeste régulièrement. Nous avons décidé de quitter Palmeira pour Sao Vincente. Nous avons eu beaucoup d'échos contradictoires de Mindelo et nous avons envie de nous y frotter avant de quitter le Cap Vert. Dès que nous avons quitté la baie nous sommes pris dans une houle infernale. La fameuse mer croisée que je crains le plus. Les vagues sont exceptionnellement courtes, quatre à cinq mètres, fréquence tous les huit  secondes. Laurent n'a déroulé que le foc. Notre allure est bonne, six nœuds au largue. Ce serait pépère sans cette  maudite houle.
J'ai du mal à quitter Palmeira. Après plus d'une semaine ici, j'avais établi des liens. Je m'étais orgnaisé un quotidien tranquille. Sérénité totale. Hier soir, j'ai dit  à tout le monde "à demain" comme les autres soirs. Je ne voulais pas admettre que Sal allait s'arrêter. C'est toujours comme ça quand on quitte un lieu attachant. Il faut s'arracher. C'est douloureux. Mais en même temps, j'ai envie d'autre chose et je vois s'éloigner les rochers noirs avec une sorte de fébrilité.
Le ciel est chargé de lourds nuages et le soleil est hésitant. On n'a guère chaud à bord. Le vent vingt à vingt cinq  nœuds nous pousse sur les vagues mais le voilier fait de drôles d'embardées. Nous nous relayons toutes les trois heures pour la nuit. Il pleut des poissons volants sur le pont que je remets scrupuleusement à l'eau.
Nous arrivons à Mindelo à neuf heures le matin. Nous avons mis dix huit heures pour faire cent vingt milles. C'est pas si mal. Le mouillage est sympa. Mais l'alizé souffle ici par rafales très violentes qui nous ont surpris. Les sommets qui nous entourent provoquent cet effet d'entonnoir.

mindelo 2
On a mis soixante mètres de chaîne. J'espère qu'on dormira tranquille.

Le mouillage est vaste, on peut tourner autour de nos ancres.
Notre première approche de la ville n'est pas enthousiaste. Il n'y a rien de génial ici. La ville nous paraît banale, à part quelques maisons de type colonial qui sont vraiment jolies. Il y a des magasins, des boutiques, un marché local. Bien ordinaire tout ça. Lorsqu'on débarque sur la plage avec l'annexe on se fait harponner par un mec qui nous impose quasiment de lui confier notre zodiac. On accepte, on sait que sinon il sera volé. Quand on revient, le zodiac est toujours là, mais personne ne le garde. On est revenu au bateau quelque peu indécis; On verra ça demain. Le mec demain nous demandera-t-il de lui payer une surveillance qu'il n'a pas faite ? On doit retourner à terre pour acheter des légumes et du pain.
Après demain on doit traverser vers les Antilles. Nous nous assurerons toutefois que la fenêtre météo est acceptable avant de nous lancer. La traversée doit durer une vingtaine de jours.
Décidément, Mindelo est décevante. Où se cache donc l'exotisme qu'on vient chercher ici. La tour fortifiée de Belem, incongrue dans ce ciel d'Afrique,  affiche l'histoire du pays et son influence portugaise. Nous sommes loin de la sérénité de Palmeira. Il n'y a pas de port, juste un immense mouillage. Le vent dévale de l'île voisine de santo Antao entre les sommets de Sao Vincente. Le mouillage est au fond de ce vaste entonnoir. L'effet venturi est éprouvant. Nous restons confinés à  l'intérieur du bateau. C'est franchement dommage. Prendre l'annexe pour aller à terre relève de l'exploit. A la rame, il vaut mieux ne pas y compter. Notre gardien sénégalais est agréable et sympa. On a passé avec lui  un contrat oral pour un  forfait journalier de cinq cents escudos. Garde systématique du canot, de jour comme de nuit, prise en charge de nos poubelles, aide aux transbordements de nos vivres, enfin tous services adaptés à nos servitudes de mouillage.

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Que dire de Mindelo ; que le marché est minable ; qu'on se fait souvent accoster par des ambulants africains, Sénégal-Ghana-Mali, et que c'est quelque peu agaçant ; que le vent très violent soulève de vrais nuages de poussière ocre ; que cette poussière masque souvent le fond de la baie et question paysage, ça laisse à désirer ; que Laurent y a noyé son portefeuille avec ses papiers, sa carte bleue et quelques petits sous.
Bref, qu'on a décidé de changer de site et qu'on prend le large demain....
Le Cap Vert ne dispose d'aucun équipement spécifique pour les voyageurs de la mer et les mouillages sont franchement pénibles. Il vaut mieux venir ici en avion et s'y offrir d'un bon hôtel la découverte des îles.