C'est déjà vendredi, vent ou pas vent cette fois nous sommes décidés à partir. On quitte notre premier copain d'étape qui partira pour Gibraltar la semaine prochaine. Je ne connais ni son prénom, ni celui de son bateau... Promesse de se retrouver plus tard soit par radio, soit ailleurs. Ces rencontres fugitives m'ont toujours enthousiasmée. On échange ce qu'on a de meilleur. Et peut-être qu'on se reverra, avec déjà des sensations communes, des souvenirs communs et peut-être des sentiments.
Nous avons attendu la fin de la tempête pendant une semaine et on quitte la baie au moteur. Normal ! C'est ainsi la Méditerranée. On avance pépère sur une mer sage et confortable, sans un pet d'air. Laurent est aux anges. Il a capté par radio un ami cher de l'équipe des Tourangeaux. Incontournable radio amateur des liaisons longue distance, notre ami Jacques, indicatif radio F5TA vient de réapparaître dans notre quotidien. Quelle extraordinaire surprise de l'entendre après tant d'années de silence radio. Laurent s'incruste dans la liaison avec l'Australie. Impec. Surprise et bonheur de Jacques. A travers lui, c'est toute la Touraine qui nous tombe dessus, notre jeunesse aussi. C'est l'heure nostalgie.
Dans la journée la température est sympa, presque estivale, une quinzaine de degrés. On optimise le rendement moteur en s'aidant de la grand'voile. C'est pas terrible. Mais la mer est vraiment sympa ; on reçoit la visite familière du pitpit qui se pose sur la plate forme arrière. Puis il s'enhardit. Il volette autour de nous, va prospecter sous la capote. Il y reste quelques instants à l'abri du vent. Une miette l'attire sous le banc, mais ce n'est pas conforme à son menu ordinaire et il néglige. Il revient sous la capote. D'un coup d'aile, il va faire un tour sur la bôme. Laurent le menace.
- N'en profite pas pour faire caca, ou gare à tes fesses !
Petits coups de tête à droite, petits coups de tête à gauche, le pitpit inspecte l'horizon. Peut-être qu'il se pose aussi des questions météo... Mâle ou femelle, ce sympathique petit oiseau ne manque pas d'audace.
Quelques dauphins nous croisent mais on ne les intéresse pas. Ils font leur bonhomme de chemin et nous enrichissent d'images furtives.
Lorsque le soir tombe, un premier quartier de lune se couche quasiment en même temps que le soleil. Mais les étoiles suffisent à nous éclairer. Je participe à la magie de la mer et je pense à tous ces regards fixés sur le petit écran de Thalassa et qui rêvent d'être à ma place.
A vingt-deux heures Laurent prend sa veille. La nuit est fraîche mais agréable. C'est une veille passive, il reste planqué derrière la capote. Le pilote automatique fait bien son boulot.
Du fond de la cabine arrière, pelotonnée sous ma couette, j'entends vaguement des frottements d'écoutes sur le pont, le moteur au ralenti, et puis je m'endors.
Il est deux heure du matin. Le moteur ronronne toujours. J'ai dormi quelques heures. je suis en pleine forme. Laurent peut s'offrir son tour de bien être. La nuit est vraiment tranquille; l'horizon reste net, avec des feux lointains de bateaux qu'on ne croisera même pas. A trois heures du matin, d'un coup, je sens qu'on accélère et que la grand voile prend le vent et nous "décape". (comprendre "modifie" notre cap ). Le vent qui nous boude depuis plus de douze heures choisit le moment où je suis seule à la barre sur un bateau que je connais à peine, en pleine nuit pour se manifester. D'un autre côté si je me débrouille toute seule pour envoyer ce monstre de foc, ça serait plutôt rassurant pour moi. Je ne vous l'ai pas avoué mais j'ai un foutu problème avec la barre à roue. En secret je l'appelle la "grand roue", c'est vous dire à quel point elle me panique. Quand on navigue avec une barre franche, on ressent les effets immédiats des mouvements du bateau. C'est vraiment facile et simple à gérer. On a l'impression d'être en prise directe avec la mer.
C'est très jouissif. Rigolez pas les mecs, je suis très sérieuse en ce moment. Il se passe des choses importantes dans ma vie. Avec la barre à roue, il faut au moins deux tours pour ressentir une quelconque modification de route. Il faut redresser vite, et en général à ce moment là, j'ai perdu tous repères par rapport à la ligne droite. L'inertie à prendre en compte est terrible. Alors pensez donc, régler les voiles toute seule en gérant cette grand roue, ça défrise un peu plus mes cheveux en baguettes de tambour. Sans compter qu'immanquablement, lorsqu'on envoie le foc et qu'on borde, il y a une écoute facétieuse qui se prend dans l'une ou l'autre des bastaques. Bien entendu pendant que je me pose toutes ces questions affreusement tangibles, Le vent passe au sud et on accélère, de six nœuds on atteint neuf nœuds. Vite, réagir. Je vais quand même pas réveiller Laurent qui dort du sommeil du juste. Il a fait son quota de veille lui. Étonnant tout de même que le mugissement du vent ne l'ait pas réveillé. Donc il me fait confiance. Problème ! Ah les filles, pouvez vous imaginer comme mon coeur bat fort tout seul dans la nuit ? Seigneur, j'ai une de ces trouilles. Un regard appuyé à l'horizon, il s'agit pas qu'un container fou me fonce dessus au moment où je merde avec le foc ou la grand roue. Tranquille, tranquille, la voie est libre. J'installe la manivelle dans le winch. Je coince l'italienne avec ma main droite ; je cramponne l'écoute sous le vent; je n'ai pas d'autre main pour garder la deuxième écoute sous tension. Je décide qu'elle ne se coincera pas na ! Après tout, Laurent n'est pas très loin. Tétanisé par le froid, il s'est couché en anorak. Il sera vite sur le pont, bon pied bon oeil. C'est génial de pouvoir compter sur lui. Mais t'en fais pas petit, je vais tenter la manœuvre toute seule. Au milieu de l'immense baie d'Alméria. je libère doucement l'italienne, et c'est parti. En cinq secondes le foc est envoyé, nickel. Il s'ajuste parfaitement au vent. Bon, c'est vrai, mon écoute libre se coince bien un peu, mais c'est pas méchant. Réglage de voile, réglage de pilote..
On file à plus de huit nœuds, rien qu'à la voile. Il ne fait aucun doute que Laurent a forcément entendu ma manœuvre. Le changement de régime du moteur, les écoutes qui raclent le pont, puis le moteur qui s'arrête et le bateau qui gîte. C'est pas possible qu'il n'ait pas capté tout ça. Mais il est délicat et me laisse une chance de me dépatouiller. Quel merveille d'homme que cet homme là ! C'est toujours étonnant de réaliser combien les gestes simples peuvent prendre des dimensions terribles en mer. Au bout d'une demie heure de navigation sympa, Laurent pointe sa tête. "Tout va bien ?" Il est épaté qu'on aille si bon train. Si je lui avais raconté, je suis sûre qu'il ne m'aurait pas crue. Il se recouche toujours en anorak dans le carré pour se caler un peu mieux...
Ah que j'aime le chant du vent et la fuite de l'eau sur la coque dans ces moments là...
Je suis aux anges. Il y a un peu de mer qui se forme, forcément, mais "Lune de Miel" réagit parfaitement bien. J'ai quelques états d'âme. On va pas s'appesantir là-dessus.
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Laurent se réveille enfin à six heures du matin et c'est moi qui gèle. Le grand bol de soupe traditionnel va me requinquer un peu. Mais ça ne suffit pas à me réchauffer. Je me recouche. A dix heures on repart au moteur. La journée qui va suivre n'est pas des meilleures pour moi. Je suis vaseuse, fatiguée, comateuse, l'estomac douteux, le nez bouché, les yeux qui piquent. La mer s'agite et moi je ronchonne. Laurent a repéré sur la carte PC un port qui a l'air sympa, Motril . D'accord pour Motril, je vais m'y refaire une santé.
On s'arrête en début d'après midi au bout d'une des deux pannes. Seule place qui semble libre, seule place passager de ce port minuscule. Assez sympa mais très isolé. C'est juste une pause repos, rien d'intéressant à y faire sauf et ce n'est pas négligeable, nous trouvons enfin une station gasoil en état de fonctionnement. On est samedi et le marinero n'est pas en congé. Génial !
Nous quittons Motril sous le soleil vers neuf heures le lendemain matin. Nous sommes tous les deux confiants. On ne s'arrêtera pas à Malaga; il paraît que le port n'est pas accessible et que les droits sont prohibitifs. On a repéré des petits ports sympas partout sur la côte. Un petit village côtier peut aussi nous dévoiler bien des charmes. Pourtant longer l'Espagne du sud, c'est pas beau. Des immeubles aux abords des villes, d'immenses roches toutes grises que les sommets de la Sierra Nevada enneigés éclairent vaguement.
Les navires respectent les sens de navigation côtière. Nous sommes donc très tranquilles et on repart au moteur, vend sud/sud ouest, quasiment nul.
Nous avions décidé de partir plus tôt, mais vers huit heures le matin, Laurent a jeté une oreille radio sur le vingt mètres, un appel hasardeux, au cas ou notre ami Jacques serait 5TA serait par là.
Les irréductibles Tourangeaux étaient là. Des bouffées d'amitié ont traversé les ondes.
Je ne peux pas résister et je prends exceptionnellement le micro pour saluer ce joyeux monde. Il y a plus de dix ans que je n'ai plus pratiqué la radio. C'est chouette de renouer avec eux. Ils font partie de notre histoire à Laurent et à moi. Vraiment les liaisons radio nous comblent. Entre le rendez-vous météo quotidien avec le Canada et les navigateurs radioamateurs, et les amis à terre. C'est franchement inespéré. Ce n'est pas sur mer qu'on navigue, c'est dans les nuages.
Le début d'après midi est vraiment doux. Il est vrai que je n'ai pas quitté ma "turbulette". La turbulette est une combinaison molletonnée très épaisse dont on habillait les nourrissons nerveux qui se découvraient la nuit dans leur sommeil. Elle pouvait remplacer les draps et couvertures. Donc Laurent et moi depuis que nous faisons de la voile sommes équipés de nos turbulettes en laine polaire. Et ce n'est pas du luxe. C'est un vêtement chaud et confortable qui nous laisse libres de tous mouvements. Méfiez-vous toutefois, ce terme n'a cours que dans le secret de ce voyage.
Laurent reste scotché dans le carré. Il tente de capter les cartes météo par radio. Il surveille tous ses fabuleux écrans et les connexions inter actives, PC, Gps, pilote, navtex . Il s'éclate avec tout ce matériel. A vrai dire je ne sais pas vraiment ce qu'il fait. C'est son jardin secret dira-t-on.
Il émerge sous le soleil. La douceur ambiante le surprend. Il reste un peu dehors puis il décide de nous cuisiner du riz au chorizo. Un vrai régal. Après le repas, il redescend dans le carré quelques instants et réapparaît cul nul.
Il déambule sur le pont, on dirait qu'il a envie de danser. Il est magnifique. Il y a dans ses yeux et au coin de ses lèvres une intense lumière, harmonie parfaite avec la mer et le ciel. C'est aussi ça le bonheur. Je rigole. Entre mon allure emmitouflée dans ma turbulette et son derrière tout blanc et tout joyeux, nous formons un drôle d'équipage. C'est pourtant très conforme à la réalité de notre association.
Laurent a fini d'exprimer sa joie de vivre. Je bûche un peu mon manuel de conversation espagnole et je reprends mon observation de la mer. Le puffin et son vol si particulier chasse autour du bateau. Y aurait-il promesse de poisson ? Je me demande pourquoi notre ligne de pêche trempe en vain depuis quelques heures dans notre sillage. Laurent bidouille sa ligne. Il décide de ranger sa mitraillette. Halte là. C'est de pêche que je parle, pas de guerre. Donc Laurent roule sa mitraillette et la remplace par un rapala, à maquereau précise-t-il. La dorade ce sera pour plus tard. Faut-il y croire à cause d'un puffin pêcheur ? Laurent redescend dans le carré. Le rapala est livré à lui-même. Comment voulez-vous attraper le moindre poisson dans ces conditions ?
En fin d'après midi on aperçoit Malaga que nous négligeons pour pousser jusqu'à Benalmadena. La marina nous accorde une place par VHF. Je suis très fière de mes progrès en espagnol.
Et nous voici dans un autre monde. Benalmadena est une immense marina, toute neuve, noyée dans la brume du soir. Comment décrire ça ? Époustouflant. Les marinas sont alvéolées entre des constructions plutôt futuristes. Les toits dorés sont en dômes, en coupoles. Les quais ressemblent à des allées bordées d'alcôves. C'est une ambiance intime mais aussi très conte oriental.
Disons le franchement, c'est aussi affreusement artificielle. C'est clinquant, c'est tout neuf. La marina est un vrai village. Dans la nuit on fait un tour qui nous impressionne. Laurent se dit complètement bluffé. Il parle une fois de plus de repas au resto. Va falloir que je me décarcasse pour la cuisine ce soir.
Demain il fera jour. Nous irons voir ce qu'elle a dans le ventre cette ville étrange. Si météo veut départ mardi. Gibraltar est à une cinquantaine de milles, presque en vue.
Il n'y aura rien de plus à dire sur la fabuleuse Banalmadena. A la lumière du jour les bords de mer ressemblent à des fêtes foraines en rupture de clientèle. Ce qui devrait être la cité, n'est qu'une banlieue de béton. Le ventre de cette ville n'a pas d'entrailles.
Notre contact météo de treize heures, le Réseau du Capitaine, nous incite à partir vite. La tempête s'annonce pour mercredi. Il faudra attendre à Gibraltar la fenêtre sympa et ce serait bien d'y être rapidement. La météo espagnole annonce des creux de deux à quatre mètres avec un vent d'Est force trois à cinq. Excellent pour nous, si ce n'est la houle qui m'inquiète un peu. En fin de soirée on va observer la mer depuis la digue. Elle est à peine ridée, très calme. Les creux annoncés ne sont pas là. C'est décidé, nous partirons tôt demain matin. Nous sommes même impatients de partir. Les conditions météo s'annoncent géniales.
Au port, un avis de coup de vent vient de tomber pour demain dix huit heures sur toute la Méditerranée. Il se confirme léger pour Gibraltar, force six. C'est bon pour nous, vent arrière, pas de houle annoncée. A la tombée de la nuit nous serons sûrement arrivés à Gibraltar ; ça promet simplement une intéressante navigation.
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C'est avec un réel enthousiasme et beaucoup d'impatience que nous nous lançons dans notre petite croisière d'une cinquantaine de milles nautiques. Nous sortons de la baie de Banalmadena tôt le matin. Toutefois, sitôt sortis de l'enceinte protégée du port, la houle nous prend de travers. Des petits creux qui font les grands sauts. Les grands sots ! Mon estomac brasse allègrement le chocolat chaud que j'ai avalé de si bon cœur. Le long de la côte, c'est franchement intenable. Il n'y a pas assez de vent pour lutter contre la houle. On est d'accord pour tirer un long bord vers le large. A dix milles des côtes le vent s'établit. On installe la grand voile. Et c'est parti. On va cahin-caha, je ne suis pas dans une forme mirobolante. Mon moral s'effiloche. La mer est grise, couleur bronze par endroit. Le soleil n'est pas franc, et de grandes ombres noires menacent l'horizon. Le ciel est sale. Cette maudite houle qui vient du sud nous préoccupe. Il y a eu de la vraie tempête là-bas, ça ne fait aucun doute. D'heure en heure la houle se creuse mais le vent reste stable, environ vingt nœuds bien établis. Laurent a installé les voiles en ciseaux avec une écoute prise à l'avant comme frein de bôme.
Je somnole plus ou moins, toujours emmaillotée dans ma turbulette. À cette allure la capote ne nous protège pas de l'air très frais. J'envisage un petit somme, calée contre la banquette du cockpit. J'aurais pas dû ! A peine ai-je fermé un oeil que je sens le vent me gifler le visage. L'instant d'après un choc violent me réveille définitivement. Laurent se bagarre avec la grand roue.
Le voilier je ne sais pas ce qu'il fait, peut-être qu'il fait comme la mer veut, le voilier. Le pilote automatique a perdu la boule, on est parti au lof. La retenue de bôme a craqué, et l'empannage nous a surpris. Mais la retenue a été utile, pas de dégâts apparents, qu'on croit.
En quelques instants Laurent a repris la situation en main. Mais je n'ai plus du tout la tête à rêvasser, malgré mon état toujours dangereusement nauséeux.
"Faut-il prendre un ris ? " Tardive la question, comme souvent quand on veut avancer vite. Comme toujours, quand on se demande s'il serait sage de réduire la voilure c'est que ça aurait déjà du être fait. Nous roulons une partie du foc et nous décidons de barrer à tour de rôle. C'est sportif, intéressant, grisant. Lorsque je prends la barre en début d'après midi, la mer a changé d'aspect. Les vagues se courent les unes après les autres. Elles se rattrapent, se chevauchent comme si l'une se dressait pour voir par dessus l'autre. Certains creux dépassent quatre mètres, c'est magnifique. Je jongle avec la grand roue. C'est un véritable exercice d'entraînement à la barre pour moi. J'en ai tant besoin. Il y a du défi dans l'air. Désormais, nous avons roulé complètement le foc et Lune de Miel dépasse les neufs nœuds avec juste sa grand'voile réduite. Les cordages chantent, le vent gronde. Le rocher de Gibraltar tout noir se précise. Dans moins d'une heure nous serons à l'abri du vent d'Est dans la baie d'Algésiras. Enfin, c'est ce qu'on se dit.
D'énormes pétroliers sont au mouillage le long du rocher. Les côtes du Maroc se découpent loin dans la brume. Et les vagues déferlent. Elles font les coquettes, elles déroulent leurs dentelles blanches et les étalent. De grandes flaques de cristal frisent la mer toute noire. J'ai le sentiment exaltant d'avoir apprivoisé la grand roue. Le voilier glisse sur les plus hautes bosses de houle et repart à l'assaut de son cap. Il réagit magistralement à la mer qui nous malmène. C'est vraiment une brave bête. Je n'avais jamais lutté contre une mer aussi magnifique. Je ne donnerais ma place pour rien au monde.
En début d'après midi Laurent reprend la barre parce que nous entrons dans la baie d'Algésiras. Gibraltar est derrière le rocher, il faut virer à tribord, s'enfoncer tout au fond du trou. Le vent se calme quelque peu, la mer aussi. On se croit à l'abri du rocher. C'est le moment de virer de bord, pour affaler la grand'voile car nous sommes toujours vent arrière. L'empannage devrait être facile à maîtriser. C'est aussi ce qu'on croit. Mais c'est compter sans les rafales intempestives qui dévalent du rocher. Et l'empannage est terrifiant. Ce coup, là, il y a des craquements sinistres. Moteur !
Je me mets face au vent, il faut d'urgence ferler la grand'voile. Laurent prend trop de temps pour faire le ménage sur la bôme. Si je ne devais pas cramponner la barre à deux mains, je me rongerais les ongles. L'immense rocher noir se rapproche.
"Mais non, t'es encore à un mille au moins et on est face au vent. Arrête de réfléchir et reste face au vent...."
"Oui Seigneur ! facile à dire !"
Laurent revient dans le cockpit. L'ambiance à bord devient plus calme. Je me ressaisis. J'essaie de comprendre ce qui s'est passé. Au même moment, Laurent et moi nous sursautons. La bôme a poussé un petit cri, à peine une plainte. L'instant d'après elle pend lamentablement délogée du vit de mulet.
Comment est-elle arrivée là ? Un vice de mulet peut-être !
Laurent s'est précipité au pied du mat. Moi j'ai repris le cap. Lui, il est dans une rage noire. Vous devez vous demander comment je peux savoir que Laurent est dans une rage noire. Si, je vous jure, elle est noire comme la mer qui nous entoure sa colère ! D'abord avec sa grosse voix des mauvais jours et avec l'accent alsacien qui resurgit, il envoie dans le vent quelques gros mots bien sentis. Franchement ça me soulage aussi. Il ne crie pas. Ce serait trop frustrant, le vent crie plus fort que lui de toute façon. Laurent est toujours très conscient de la portée exacte de sa voix. Mais il dit sa déception, son dépit, sa colère contre le matériel, contre les éléments, contre lui-même. Calmement, avec juste ce qu'il faut dans le ton. Et puis, angoissant silence. Laurent se concentre. Il se gratte les cheveux. Vous vous souvenez, geste qui sauve quelquefois. Le diagnostic suit rapidement.
"Évidemment, c'est fixé avec des rivets de merde en alu... Quelle misère ! Comment voulais-tu que ça tienne ? "
Il tripote un peu la voilure vaguement ferlée.
"La voile n'a pas souffert. Je crois que c'est pas méchant.."
Moi je suis complètement d'accord. A quoi bon dramatiser d'avance.
C'est à ce moment là que le hale-bas rigide auquel on ne pensait pas du tout se couche gentiment sur le pont. Caprice ou défaillance ? La bôme dégringole.... Pas méchant dites-vous ?
Le pont fait vraiment désordre. On ne s'affole surtout pas. L'urgence c'est de mener le voilier contre le vent qui déboule toujours n'importe comment. Même au moteur, on ne fait pas ce qu'on veut.
Qui parlait de rocher et d'abri ? Dans quel foutu pays arrivons-nous ? Et avec quel foutu bateau ? Tant pis, on repère le poste douane. On sait qu'il faut s'y annoncer avant de se caser quelque part. Histoire de simplifier les formalités. C'est comme ça Gibraltar. Il faut accoster le long d'une panne flottante minable. A peine de la place pour deux bateaux. La première est occupée. On cafouille comme c'est pas possible pour se caser. Je saute à quai pour amarrer l'avant mais je perds mon cordage et le vent pousse sur le nez du bateau qui recule, cette nouille. Il s'empêtre dans le voisin, et moi, je gesticule sur le quai. Je me sens désespérément inutile. L'équipage du bateau accosté qui s'abritait au poste de douane sort comme diables d'une boite pour aider Laurent à se dégager. Finalement Laurent recule, reprend sa manoeuvre et se met à couple. Simple et efficace. Pourquoi vouloir à tout prix provoquer les éléments néfastes ? Si vous saviez combien je suis fatiguée, et Laurent donc. On se regarde, on rigole. C'est nerveux.
L'opération administrative a un peu traîné. Mais on finit par se caser sur une panne sympa. Parallèle à la piste aéroport, il y a un port bien abrité pour guetter la clémence du ciel, Marina Bay. On est enfin dedans, au chaud. Vérification des fonds du bateau, extraordinairement secs malgré nos terribles conditions de navigation. Pour fêter ça, Laurent sort au hasard du plancher une bouteille de Saint Emilion. Après une telle journée on adore ce genre de loto. C'est tellement bon de trinquer ensemble.
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Intermède pour sourire avec mes enfants et notre parentèle dans les Vosges
- Allô, Docteur, ici c’est la Noiraude !
- Bonjour la Noiraude, je vous entends mal, où êtes-vous ?
- Ah, bonjour Docteur ! C’est normal qu’il y ait de la friture au bout de la ligne, je suis en mer !
- En mer ? Allons bon, vous rêvez encore la Noiraude. Ce ne sont pas les vaches qui prennent la mer..
- Si, Docteur, je sais où je broute tout de même ! Je suis sur un voilier.. Il s’appelle « Lune de miel » mon voilier… Hein ça vous fait un choc ?
aïe, une vache sur un voilier… J’ose pas vous demander ce qui vous arrive mais dites le quand même !
- Voilà Docteur, c’est le voilier qui a un problème. Il s’agit de sa bôme. Vous savez ce bras monstrueux qui porte la grand voile. C’est affreux, ma bôme, elle a le bras arraché. On dirait une fracture ouverte ; ça pendouille, c’est lamentable. Que faire Docteur ? C’est douloureux à regarder, insoutenable !
- Calmez-vous la Noiraude, ce n’est peut-être pas si grave. Et si ce n’était qu’une luxation ?