Le Marin - Les Saintes

 Vendredi 16 avril 2004

Il est 16 heures en Martinique. Je débarque de l'avion.Je suis encore toute imprégnée de l'ambiance du continent. Les huit heures d'avion fonctionnent comme un espèce de sas dans le temps, qui me rend à la terre. Je suis complètement décalée. C'est aussi le coeur chamboulé que je récupère mon bagage sans hâte. Quelques pas vers la sortie, et le miracle a lieu aussitôt. Laurent est là... tout entier. Le visage fraîchement repeint aux couleurs du soleil. Il y a là quelque chose de terriblement familier et de neuf en même temps. Il y a aussi l'ami Serge.V, qui s'est intensément cuivré au contact du soleil. Leurs sourires m'inondent d'un bonheur frissonnant. 

En route pour la découverte du catamaran dans un mouillage tout à fait familier, le Marin. Le cata s'appelle Galatée, c'est un Catana de 13 mètres de long et 7 mètres de large à peu près. Notre habitation de Velaux montée sur flotteurs en quelque sorte.
Lorsqu'on monte sur un catamaran et qu'on pratique le monocoque, on est épaté par l'espace. Et il va falloir que je m'approprie cet immense île flottante pour quelques semaines. Ce n'est pas du tout la même chose de "visiter" un navire en faisant ou pas une promenade à bord que de le découvrir en se disant que chaque chose va devenir mienne pour un moment de vie. Que d'incertitudes !
Voilà j'ai d'emblée un gros problème; C'est un engin est beaucoup trop gros pour moi. 
La première pensée intense profonde et obsédante est pour mon frère, le Jeannot de mon doux pays des Vosges. Je l'entends qui rigole dans la coursive, "ah te voilà bien... t'as l'air fine maintenant !"

Je ne pense pas encore au comportement en mer. Comme toujours quand je suis inquiète, je m'implique en douceur. Je m'avance sur la pointe des pieds, au sens vraiment propre. J'observe. Laurent très gai et très taquin, m'entraîne sur le trampoline... Il danse la dessus comme un pantin désarticulé. Je me risque avec beaucoup de prudence. Je n'aime pas que le sol soit élastique. (J'ai une pensée brève pour la Noiraude, vous imaginez la Noiraude sur le trampoline)... Je m'étale à plat ventre, il faut que je vois la mer en dessous. Comment ça se passe en navigation; Pas de panique, on est encore au mouillage. Je m'imprègne le plus possible de sensations agréables. Il y en des foultitudes sur ce cata. Il y a d'abord bien entendu cette stabilité remarquable. On ne ressent ni les remous des annexes qui secouent le mouillage, ni la houle qui sévit plus ou moins selon le moment. Il y a surtout le fait qu'on se déplace sur un espace très large, que le pont est très haut au dessus de la mer. Je peux tenir l'eau à distance et ça, c'est réconfortant. Bon, je crois que je m'y ferai à ce luxe.

Trois jours au Marin, nous y laissons Serge.V qui reprend l'avion. Un curieux moment de doutes et d'impatience pour Laurent et moi. Voilà que nous n'avons plus de chef. Aïe, aïe Aïe, nous voici livrés à nous-mêmes. Serge, au secours ... Et puis, je me ressaisis. Le temps pour moi de retrouver le chant aigu et strident des petites grenouilles translucides qui enchantent nos soirées. Le temps d'essuyer quelques grains d'eau tiède. Le temps de rencontrer Laurent, de parler un peu de ces 15 jours hors de nous-mêmes, de nous reconnaître et renaître ensemble. 
Nous avions l'idée de quitter rapidement le Marin et de nous arrêter à Saint Pierre sur la côte sous le vent. Nous avions envie de retrouver quelques enchantements déjà vécus de cette sympathique petite ville. Mais j'ai le souci de la navigation en tête, et finalement je fais une autre proposition. Voilà, je gère à peu près l'espace, il faut que je me frotte à la navigation. Je suis préoccupée, il faut que je fonce... Cette grosse bête multicoques, baptisée Galatée me séduit et m'effraie à la fois. Ces deux sensations sont toujours de vrais bonheurs de vivre, et j'ai envie de précipiter les choses. Pour aller du Marin aux Saintes directement, il y a 106 miles nautiques. Une quinzaine d'heures de navigation que Laurent établit au jugée. La dessus je n'ai pas d'opinion pour le moment. Ces trois jours d'observation, de prise en compte de l'espace commence à me peser, il faut maintenant que je me frotte à la bête en mer. Je sais que la nuit ce sera plus difficile, mais une fois passé ce cap, j'aurai fait le plus dur de mon initiation. Hardi petit, c'est décidé pour le décollage. Je suis ravie que Laurent soit d'accord avec moi.

Mardi 20 avril 04 
On quitte la Martinique à 13 h après le repas. Départ en douceur et sans encombre. Le guindeau est obéissant, Laurent maîtrise bien les deux moteurs. 
Malgré un voilier qui sommeille au dessus de notre chaîne on part en douceur et sans stress. Laurent me laisse la barre pour sortir de la passe encombrée d'un certain nombre de cayes peu avenantes. Elles sont repérées et la lumière nous révèle leurs larges taches jaunâtres. Nous naviguons au portant. Un vent sympathique d'environ 15 noeuds nous pousse sur une mer très sage. Un vrai bonheur, on a de l'ombre dans le cockpit grâce au toit rigide que Serge.V. a fait monter à Trinidad. Nous partons pour  une croisière de luxe. On dépasse le diamant qui n'a de brillant que son nom. Laurent a tracé une route à environ 5 milles des côtes car nous souhaitons échapper aux effets pervers des montagnes. Entre les sommets le vent peut débouler avec violence en s'engouffrant dans ces espèces de couloir. L'instant suivant on est sous la montagne, complètement à l'abri et le navire n'avance plus. Nous savons que cette alternance de violence et de pétole, c'est pénible voire dangereux, car imprévisible. 
La journée que nous avons choisie est une magnifique journée, avec de beaux cumulus qui étalent sans vergogne leur cellullite dans un ciel parfaitement bleu. Modèle à suivre ! 
Nous avons Laurent et moi, installé ensemble un ris pour réduire la grand voile en prévision du canal de la Dominique que nous passerons de nuit. Le canal de la Dominique entre l'île et la Côte nord de la Martinique est un passage très musclé. La météo annonce 15 noeuds pour la journée, 20/25 noeuds dans les canaux, petite houle de 1,50m sous le vent des îles. Vent un peu plus sérieux en atlantique, jusqu'à 30 noeuds et houle jusqu'à 3 mètres. Nous on s'en fout, on reste à l'abri des îles. 
A 15 heures nous traversons la baie de Fort de France, le vent est super, en dessous de 20 noeuds. On fonce à 9/10 noeuds. Belle allure. J'ai l'impression d'avancer avec une étonnante facilité. Ma parole, il ne demande qu'à avancer ce navire !

L'éolienne "grillonne" allègrement. Entendez par là, qu'elle se prend pour un grillon en quête de femelle. Elle est très sympa cette éolienne, si elle chante c'est qu'elle fournit de l'énergie et son sifflement n'est pas agressif. C'est un modèle peu courant. Je l'aime bien, elle a le mérite d'être discrète et de fournir au moins le jus pou le frigo... Navigation sans histoire avec des petites accélérations à plus de 10 noeuds. Franchement j'aime bien, et j'envisage avec sérénité la nuit. En attendant je me remplis les yeux de mes images favorites. Les poissons volants nous prennent pour un monstrueux prédateur et giclent de tous les côtés. Leur vol plané est spectaculaire. Mais la panique provoque des folies irréparables. Des fois, ils se loupent dans leur élan et retombent sur le pont; J'ai retrouvé aussi mes oiseaux favoris, les puffins aux plumes moirées. Ils volent comme je voudrais nager si jétais moins sotte. C'est pour ça que je les aime et qu'ils me rassurent. S'ils le font dans le ciel, peut-être qu'un jour je le ferai dans l'eau. Quelques battements tranquilles avec les bras, un long moment de plané relaxe, quelques battements, une nouvelle pause. De jolies boucles dessinées dans le ciel en toute harmonie. Quel bonheur !
Je reconnais émue le joli clocher de Saint Pierre et ses maisonnettes empilées au pied de la Montagne Pelée. Quand à la montagne elle se cramponne toujours aux nuages gris et lourds et les empêche de tomber. Qu'elle les garde. C'est très bien ainsi. Après Grand rivière on est à la pointe nord de la Martinique, le relief s'aplatit et le vent s'engouffre dans notre voilure. Sa vitesse dépasse les 25 noeuds et la mer se forme. C'est l'effet du canal de la Dominique. On y entre un peu trop vite pour mon goût, mais je m'abstiens de couiner. Tout de même pas dès le premier jour. Je reste donc stoïque, j'observe la mer, je surveille les flotteurs, les cabrures du navire, et j'ouvre grand mes oreilles. Il est 19 heures, le soleil est couché mais des lueurs bleutés éclairent toujours le ciel. La mer devient très sombre.

Brutalement l'effet atlantique nous tombe dessus. On a beau le savoir et s'y attendre, nous subissons quelques minutes de doute Laurent et moi. Le spido monte à 12 noeuds, le vent apparent grimpe à 28 noeuds. On est au travers. Les vagues frappent sans relâche le flotteur tribord. Et la houle atlantique déborde ici avec fureur; Autant s'y coller maintenant pour une deuxième prise de ris. Lumière de pont pour éclairer la manoeuvre et qui nous plonge dans le noir absolu; Je déteste ça. Laurent s'équipe, ciré car ça mouille sérieux sur le pont, harnais, ligne de vie, pour aller au pied du mat, libérer le premier ris et installer le deuxième croc. Quant à moi je me cramponne aux différentes drisses et écoutes et j'obéis aux ordres. Opération réalisée en un clin d'oeil. Une fois que nous avons roulé environ 2/3 du foc, la navigation devient nettement plus confortable. 
Canal de la Dominique, Galatée et son équipage partent à l'assaut de tes caprices ! 
Les vagues de la grande mer, s'engouffrent dans le canal et de jolis creux d'environ 3 mètres s'écrasent sous notre tribord. C'est pas le moment que je choisirais pour aller gambader sur le filet entre les deux flotteurs, mais à l'arrière, abrité des vagues on se laisse chahuter sans trop souffrir. Par contre les vagues qui foncent par le travers font un boucan de tous les diables. Elles provoquent aussi un espèce de tourbillon qui bouillonne violemment à l'arrière de chaque flotteur. Je n'aime pas trop ce raffut de chute d'eau qui dégringole. C'est franchement pénible. J'ai renoncé à descendre dans les toilettes, je crois que l'escalier m'aurait jetée par terre. 
Nous, jusqu'à maintenant on naviguait en 2CV. Ca gite dans les virages, ça cahote gentiment sur les bosses de houle, mais ces mouvements là nous sont familiers et presque tendres la plupart du temps. Et nous voilà dans un 4x4 qui saute et rebondit, mais pourquoi suis-je venue me perdre dans ce bouillon.
Regardons vers l'avant, et oublions....Donc je me cale et je scrute la nuit. Les étoiles peu à peu s'allument et le ciel diffuse une lueur appréciable. Si je vois les étoiles, il n'y a pas de grain en vue. Parce que ça, au milieu du canal, j'aimerais vraiment pas. La mer se confond avec le gris de l'horizon. 
Un peu dur tout ça, mais il n'y a pas de danger. Lorsque nous approchons de la Dominique, notre vitessse d'un coup tombe à 6 noeuds. Rapidement, nous sommes à l'abri de la terre, Galatée se calme, nous aussi. La houle reste un peu dure. On renvoie ensemble notre voilure avec facilité. 
On croise peu de bateaux. Longer la Dominique ne pose aucun problème. C'est une belle nuit sans lune mais riche en étoiles. La voie lactée nous éclaire superbement. Le long de l'île nous croisons une dizaine de navires qui pêchent au "lamparo". Mais ils suivent tous le même rail, ils sont parfaitement alignés à plus de trois miles de nous. Nous les gardons à l'oeil, mais ça ne pose aucun problème; Nous dormons une heure chacun. A une heure du matin, plus un pet de vent. On se met au moteur, et Laurent en profite pour faire un peu d'eau avec le dessalinisateur. Ce dessal est une installation très fastidieuse à mettre en fonctionnement et je crains de ne pas m'y faire. Alors que c'est si facile sur Lune de Miel. Pour la traversée j'achèterai quelques bouteilles d'eau au cas où...
Le jour se lève lorsque nous passons en douceur et à la voile le canal de Guadeloupe à environ 7 noeuds de vitesse. Je vous offre ce premier lever du jour en vue des îles de Guadeloupe. Il est 5 heures du matin. 
La voie lactée s'éteint la première, puis les étoiles progressivement. Le ciel devient gris clair, une lueur rosée qui vient de l'Est enrichit les nuages. 
La mer devient couleur de bronze à l'avant du bateau. Au travers et à l'arrière elle est comme couverte de cendres brillants. L'écume éclate de jolies nappes de mousse rose sur ce gris anthracite. C'est une vraie merveille. Jusqu'à ce que le soleil tout d'orange vêtu éclate d'un coup à l'horizon. Je me sens délicieusement bien, dans peu de temps nous serons en terrain familier, les Saintes. 

Mercredi 21 avril. 6 heures du matin. 
Nous abordons les Saintes par la Passe des Dames. Laurent à la barre et moi scotchée devant l'écran PC à lire la carte et le guider à travers les cailloux. C'est un endroit remarquable, la passe n'est pas large mais facile. 
Il y a peu de monde aux Saintes. Et c'est toujours aussi magnifique. Je vous raconterai plus tard. Maintenant j'ai sommeil et Laurent aussi. A la prochaine !
Demain départ pour Déshaies. C'est de là que partira ce message. 

Janou 

Proverbe du jour : " Lorsque l'éolienne grillonne, c'est l'équipage qui frissonne "