Chers Amis,
Nous nous lançons enfin dans l'aventure, Laurent et moi, on se donnait 10 ans pour réaliser ce rêve, l'échéance est là, ce sera maintenant ou jamais, donc ce sera maintenant.
Nous avons embarqué à notre insu une vachette bougonne et quelque peu hypocondriaque, La Noiraude, directement importée de nos enfances... Nous voilà pas loin du largage....
"Tout ce que je réussis de bien dans ma vie,
Je le dois à mes rêves...!"
Manuel JOST
Juin 2000
Nous voici bien des semaines d'enduits, de grattages, de ponçages, bien des semaines de factures plus tard. Tout de blanc "époxiller", Notre navire vient de naître. Il devient "Lune de Miel".
Mi-juillet, il intègre son port d'attache à Martigues. C'est le moment où nos potes parlent de vacances, Corse, Sardaigne, Baléares, nos anciens horizons. Ils ont passé leurs fin sde semaines bercées dans les mouillages de la Côte Bleue, dans les calanques ou à Porquerolles. On les voit tous circuler sur les pannes bronzés, détendus, souriants... Laurent et moi, on sue, on ruisselle, on s'épuise. On se noie dans l'accumulation de détails aussi importants qu'urgents à régler. Notre départ est programmé mi-octobre. La main en visière, j'ai beau scruter l'avenir immédiat... Les trois mois qui restent suffiront-ils ? Nous n'en finissons pas avec les installations techniques et les finitions intérieures du bateau. Pour nous assurer un revenu d'appoint nous mettrons notre maison en location. Il faut aussi intégrer quelque part dans notre planning, le déménagement de nos objets personnels et toutes les actions administratives liées à ce départ. Le compte à rebours s'accélère. Les mines fleuries des vacancier nous angoissent. Parce que pendant de temps là, à quoi se prépare-t-on au juste nous autres ?
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- Alors, ce départ, c’est pour bientôt ?
- Oui, dans quatre semaines exactement.
- Mince alors, vous serez prêts ?
- Bien sûr. Une semaine pour installer le dessalinisateur qu'on vient de recevoir. Une semaine pour installer la capote et le bimini. Une semaine pour déménager nos meubles de la maison et régler les derniers problèmes administratifs. Et la dernière semaine pour les ultimes petits bricolages et l'avitaillement.
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- Alors ce départ, ça se précise ?
- Oui, on largue les amarres dans quinze jours.
- On voit bien que ça prend forme. Votre capote de descente est toute belle et votre bimini aussi. Laurent s'en sort avec le dessalinisateur ?
- Pas de problème, l'installation sera opérationnelle dans deux ou trois jours.
- Vous partez tout seuls ?
- Pas exactement, nos deux fils ont pris une semaine de congé pour nous accompagner jusqu'aux Baléares. C'est chouette non ?
- Oui, vraiment, ils vivent bien votre départ on dirait.
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- Laurent tu crois que nous serons prêts dans huit jours ?
- Je crains que non. On retardera de quelques jours si c'est nécessaire.
- On ne peut pas faire ça, les garçons n'ont que huit jours de congés.
Laurent passe pour la dixième fois son index le long d'un joint d'arrivée d'eau du dessalinisateur.
- Zut zut zut, j'en ai marre de cette chiotterie, ça goutte toujours !
- Comment on fera avec les garçons si le bateau n'est pas prêt ?
- Tu m'embêtes, je ne sais pas comment on fera. Enfin si je le sais ! On partira en retard et on les déposera quelque part sur la côte ouest au lieu d'aller avec eux aux Baléares !
Ben voyons ! Nos deux fils ont pris une semaine de congés pour prendre le départ avec nous. Parce que voyez-vous, que les parents quittent les enfants, ce n'est pas correct. Ce sont les enfants qui quittent les parents lorsque le moment est venu. Donc, les garçons prendront le départ avec nous. Et après notre petit bout de route commun, ce sont eux qui nous quitteront. C'est ainsi que ça doit se faire et pas autrement. Je ne supporterai pas de les laisser sur le quai de Martigues. J'ai bien du mal à imaginer ce déchirement, s'il faut en plus assumer un abandon... Et puis ce départ terrible qui nous habite Laurent et moi depuis des années, nous devons le vivre avec eux. S'ils se sont libérés tous les deux pour avoir une semaine de vacances, et nous accompagner jusqu'aux Baléares, ce n'est sûrement pas pour rester trois ou quatre jours sur le quai de Martigues à se prendre les pieds dans nos caisses mal rangées et les outils de Laurent éparpillés dans tout le carré. Faire trois jours de cabotage et prendre joyeusement le train pour rentrer chez eux, largués vite fait à la première gare à portée de nos amarres.
- Merci les gars, c'était chouette de nous aider à larguer !
Je n'insiste pas, mais une chose est sûre, c'est que nous partirons à la date prévue ou que nous ne partirons pas du tout, juré, promis...
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- Alors, t'as fait ton avitaillement ?
- Non, c'est pour demain. Je suis effrayée rien que d'y penser. Je suis démoralisée. Laurent avait raison. Y'a trop de choses à finir... Et les garçons qui arrivent après-demain.
- Ne t'inquiète pas. Quoi que vous fassiez, vous ne serez jamais prêts. Ce qui n'est pas fait vous le finirez en route... ou bien vous ne le finirez pas. N'attendez pas d'être prêts, vous ne partiriez jamais !
Enfin une parole intelligente ! Merci Sylvie.
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Le moteur volvo MD40, tout neuf, lui il est prêt. Efficace coups de mains de José et Olivier.
Octobre 2011 suite,
La météo s'annonce sympa, vent dans le dos. Pas de gasoil non plus à Ibiza. Pas grave puisqu'il y a du vent annoncé pour plus de douze heures, après on avisera. Le vent est au nord force quatre, cinq, ça nous va. On part vent arrière avec le foc tangonné. Impeccable.
De belles gerbes d'eau frisent la coque, beau spectacle. Il fait doux, c'est là qu'on est vraiment heureux de naviguer.
La pétole tombe avec la nuit et le moteur reprend son ronronnement. A minuit je décide de me coucher. J'ai à peine enlevé mes chaussettes que Laurent m'appelle. Panique à bord, il a repéré les scintillements des bouées de filet... Sont ce des filets dérivants ? Ces maudits filets ne sont pas rares en Méditerranée. Si on a la malchance de les rencontrer, ils faut les longer pendant plusieurs milles. Ils vous déroutent, vous font perdre votre temps et sont dangereux. Malheur à celui qui s'empêtre dans ce piège. Soit il plonge dans l'eau glacée pour taillader rageusement le filet et libérer son navire, et se barre à toute vitesse comme un voleur. Soit il plonge dans l'eau glacée pour taillader rageusement le filet et le pêcheur lui tombe dessus pour exiger le remboursement de son outil de pêche dévasté. Ce n'est jamais bon pour le plaisancier. Vous connaissez ce jeu de ballon prisonnier. Une partie de errance recommence le long des bouées. Dur de pas se faire piéger. La déroute est d'au moins cinq milles. On n'en finit plus de longer des feux qui scintillent au ras de l'eau. Le ciel est couvert et la nuit très sombre. Les bouées qui flottent se cachent quelquefois dans les vagues. Bientôt on ne sait plus où donner du regard. De quelle sorte de filets s'agit-il ? Se peut-il que ce soit seulement des casiers et qu'il y en ait une telle multitude ? Les lueurs nous cernent. Aucun navire de pêche en vue.
Faudra-t-il se résoudre à les traverser ? Nous n'avons même plus le choix. Il faut passer à travers, au moteur hélas et en serrant les fesses. Le voilier n'a pas bronché. Il n'a pas pilé brutalement. Nous ne saurons jamais à quoi correspondaient ces semailles lumineuses.
Avant le jour, Le vent s'est levé. Il n'est plus du tout favorable. Notre allure s'est modifiée. Allons y pour un bord de prés très serré. Le pilote automatique n'a pas aimé les ruptures de cap. Les vagues emportaient l'étrave et le pilote craquait, nous aussi. Les soucis de filets nous ayant tenus réveillés une partie de la nuit, nous avons les nerfs en pelote. En début d'après midi, le vent est devenu force six, la houle violente nous a ballottés salement... Heureusement que la plante d'Alex avait été adoptée à terre. Elle n'aurait pas survécu à cette journée là. Le vent et la houle de face ont fini par nous arrêter. Il est cinq heures du soir.
- Laurent t'as pas l'impression qu'on recule ?
Moteur ! Et puis on alterne voile et moteur. Dans les deux cas, nous tirons des bords de folie. Il peine le pauvre moteur, il peine, peine trop. Ce n'est pas humain de souffrir ainsi. Il cale. Un moteur tout neuf ! C'est pas du jeu... C'était pas prévu ça...
Le techno du bord, fronce les sourcils. Que se passe-t-il dans la "salle des machines". Faut y aller voir. Il touche à tout et à rien. Il tente quelques remises en route qui avortent instantanément ou presque... Je m'accroche à la barre pour me donner une contenance et lui il se gratte les cheveux. Nous sommes redoutablement efficaces à ce moment là. Il est sept heures du soir. Il fait nuit, on est à vingt cinq milles de Carthagène, l'abri le plus proche. Silence total sur la mer. Après concertation et différents diagnostics, Laurent retient le plus plausible, qui est la panne de carburant. Soit il n'y a plus de carburant, soit il n'arrive pas. La jauge nous annonce encore une cinquantaine de litres, sauf que moi je ne fait absolument pas confiance à la jauge ; on verse une dizaine de litres de réserve, histoire de voir. Mais le moteur fait seulement semblant de repartir. Donc ce n'est pas la panne sèche. Le tuyau serait-il bouché ? Ami Laurent, joueur de clarinette, flûte ou harmonica à ses
heures va souffler un air,
pas plus efficace qu'un pet de coucou. On dérive gentiment à un nœud comme veut la houle. Faut-il nous résoudre à attendre le matin et le retour du vent ou de la tempête annoncée à la dernière météo ? Les symptômes de panique, vous connaissez ? Des sueurs, des pensées confuses, des frissons, des tremblements. Bon, c'est tout ça, alors c'est sûr, je panique en silence et c'est affreux. Je ne bronche pas. Si Laurent s'en rend compte, il ne va pas aimer, et ça ne l'aidera pas à trouver une solution. Je me dis que nous sommes fatigués, que la couchette arrière serait géniale, la couette est si moelleuse. Où serons-nous à minuit ? Où dormirons-nous et quand dormirons-nous ? Je me caille comme c'est pas possible. Et la nuit est fantomatique avec les ombres gigantesques de la côte qui se rapproche. Stop, stop, réfléchissons positif.
- Dis Laurent, on a bien une pompe pour le vélo. Peut-être que ce serait plus percutant comme souffle ?
- Où c'est qu'elle est cette pompe à ......... pied ?
Laurent disparaît à l'arrière du bateau et revient avec la pompe ; quel génie cet homme. Il maintient l'embout sur le tuyau du réservoir et moi je pompe.
Un coup, deux coups, cinq coups, ça marche pas du tout. On insiste. Y'a des dérapages, des petits souffles qui se perdent dans la coursive. Désespérant.
- Essaie de pas bouger le tuyau quand tu appuies !
On se concentre chacun à son poste. Encore un coup, puis un autre. Voilà, le miracle s'est produit, et le gasoil finit par passer. Instantanément le doux ronronnement du moteur caresse nos oreilles et nos nerfs dans le sens du poil. Ouf ! On avance doucement, économiquement. Nous ne sommes pas certains de notre réserve de carburant.
Carthagène est en vue. Il est minuit. Nous n'avons que la carte PC comme info locale. C'est très sommaire. Y a-t-il un accueil plaisancier ? Pas sûr du tout. Il y a une zone portuaire commerciale et industrielle importante et une marine militaire. Avec la tempête annoncée, ils nous feront bien une place les copains marins. D'ailleurs en pleine nuit, on compte bien se la faire tout seuls la place. Si ça déplaît, on avisera demain matin.
Comme on fait gentiment route vers le port, Laurent retourne surveiller son moteur. Tout va bien, il tourne parfaitement rond. Je descends à mon tour. Il est minuit. On dit dans les romans que c'est l'heure du crime. Quel est ce bruit ? On dirait qu'une rivière dégringole à l'arrière.
- Laurent, viens voir, y'a un bruit bizarre dans le coffre arrière.
Il penche la tête vers le carré.
- T'es vraiment traumatisée toi. Je viens d'écouter, il marche super bien ce moteur.
- Mais c'est un bruit d'eau. Comme une cascade qui ruisselle.
Il descend donc. Il soulève une latte du plancher, juste devant l'évier. Inexplicable et fort inquiétant, les fonds sont inondés. Il se rue à l'arrière. Je l'entends rouspéter très fort. Hors Laurent ne crie jamais. Aïe aïe aië. Serait-il écrit que nous ne devons pas arriver à Carthagène ?
- Y'a un problème avec le joint de l'arbre d'hélice; Il s'est desserré. Je vais essayer de remédier à ça. Ne t'inquiète pas tout va bien. La pompe de cale va évacuer l'inondation.
En attendant, l'arbre d'hélice il se transforme en véritable chute d'eau. Maintenant, ça gicle allègrement dans l'arrière du navire. On n'avait pas entendu la pompe de cale à cause du bruit du moteur. Enfin on suppose. Pendant que Laurent sort sa trousse d'urgence, l'eau continue d'entrer à toute allure. Elle clapote à bâbord, au ras du plancher, grâce à la gîte. Stoïque comme toujours, Laurent repique la tête dans la cale moteur pour resserrer le joint qui transforme l'eau de mer en fleuve. Et moi j'écope pendant une bonne heure. Juste pour que le niveau d'eau disparaisse sous le plancher. Une drôle d'odeur indéfinissable, comme une odeur de marqueur, m'étouffe. Je suis écœurée. Je monte sur le pont; qu'au moins je surveille la route utilement au lieu de me ronger les sangs. Il en met du temps, Laurent. Dans ces cas là, j'ai une idée précise de ce que c'est la notion d'éternité. Je m'arrache douloureusement quelques cuticules avec les dents. Ça me fait mal mais ça m'occupe. Voilà que Laurent réapparaît dans le carré, à portée de voix. Et pour une nouvelle inquiétude.
- Qu'est ce que ça sent ?
- Je ne sais pas ! ça fait bien dix minutes. J'ai pensé que c'était peut-être les fonds, ou le puisard...
Il redescend dans le carré. Pourquoi, se donne-t-il tant de mal pour soulever le plancher. On patauge dans la flotte, c'est visible qu'il y a de l'eau partout. Je croyais avoir tout écopé.
Il pousse un cri
- Merde, la pompe, elle est en rade. C'est pour ça, qu'on a tant d'eau dans le carré. Pourvu que mon joint soit étanche maintenant.
C'est la joie totale à bord. Nous sommes tous les deux dégoûtés de la vie. On voudrait juste pouvoir dormir et il faut recommencer à écoper. Dieu merci, l'eau n'entre plus.
Il est deux heures du matin, Carthagène pue. On entre dans une baie fort peu accueillante. De sinistres carrières avec des gueules grandes ouvertes sur la mer, des grues qui se penchent de tous les côtés ; une zone vraiment moche dans les ombres de la nuit. Plus loin c'est la zone militaire, guère plus réjouissante. On aperçoit toutes sortes de lumières, jaunes, rouges, vertes. Où va-t-on se caser ? Où est la ville ? On entre plus profond dans le bassin. On croit apercevoir des mats derrière une gigantesque digue en béton. Laurent pense que c'est un port à sec. On s'approche sur la pointe de la quille. Tiens, des bouées de chenal qui ouvrent un chemin le long d'une digue. Allons y ! Tout juste derrière la jetée, il y a des quais avec plein, tout plein de places. Et le bonheur total c'est une torche qui nous fait des signes et une ombre d'homme qui fait des gestes. Alors on oublie l'odeur infâme des usines, les silhouettes effrayantes des chantiers, car il y a là le plus sympathique des marineros, qui nous amarre à quai avec des gestes très professionnels.
On se couche sans réfléchir complètement gelés et épuisés mais tranquilles.
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Tard le lendemain, le port nous paraît vraiment sympa. C'est peut-être la lumière du jour qui veut ça. On fait un gros petit déjeuner. L'après-midi, je nettoie les fonds. Rinçage total à l'eau douce. Je sors les bouteilles calées sous le plancher. Leur bain les a drôlement vieillies. Elle ont un petit air de derrière les fagots. Dommage pour les étiquettes. Je rince tout ce beau monde, j'essuie soigneusement. Laurent change la pompe de cale qui n'a pas survécu. On remet tout en place sauf un Chateauneuf du Pape 95 oublié sur la table. Tant pis si on nous prend pour des pochtrons. Délice des délices, cet apéro est l'un des meilleurs de toute ma vie.
Dans la soirée, Laurent a faim mais il est dégoûté du pain de mie. Je décide de faire du pain perdu. J'ai aussi trouvé en ville des beignets de poisson. C'est un repas déconcertant, mais le pain perdu enrichi de nutella, alors ça franchement ça vaut bien une nuit d'insomnie en mer....
Nous avons besoin d'une journée de détente. C'est un samedi très sage à Carthagène. La tempête fait rage et on est secoué jusque dans le port. La météo annonce force onze dans le golfe du lion.
Le coup de vent se déplace vers les Baléares. Mais d'abord, il va nous décoiffer. Les bateaux affluent dans le port. Il y a beaucoup de pavillons français ici. Je traîne sur les quais entre deux averses et le vent qui me bouscule. J'aime bien intercepter des petits bouts de conversation. Ils viennent de n'importe où tous ces équipages. Il y a un mec en face dont la femme vient de se casser .
Il interroge tout le monde.
"D'où tu viens ? comment c'est là-bas ; Où tu vas ? Quand ? t'as des infos à me filer... Tu sais comment c'est Gibraltar !"
Nous sommes tous ici pleins d'incertitudes, mais lui, il est fascinant parce qu'il les affiche. Les autres, tous les autres qui font semblant de pas en avoir des incertitudes, ils ont toujours quelque chose à lui dire. Il rassure cet homme. Si on peut lui répondre, c'est qu'on est mieux armé que lui face à la mer et à ses pièges. A bien les écouter ces plaisanciers, on s'aperçoit qu'ils disent aussi n'importe quoi. Prudence, prudence, il va falloir faire un tri sélectif des infos captées au hasard des rencontres. Et finalement éviter les questions. Quand on parle de la mer, il n'y a pas de question juste. Elle est si changeante. Que voulez vous espérer des réponses dans ce cas ?
Il me fait de la peine aussi cet homme. Je me rends compte à quel point la notion d'amour peut être une fumisterie totale. La navigation serait-elle le test "qualité" de la relation amoureuse ?
Si votre femme vous quitte ça signifie qu'elle tient plus à sa peau qu'à la vôtre ?
Laurent sort du carré. Il émerge le regard un peu flou de son monde informatique.
Nous profitons d'une éclaircie pour aller traîner un peu en ville. S'offrir une sortie bar, pourquoi pas ? Rencontrer des gens, baragouiner entre l'anglais et l'espagnol, comme deux vaches de la nationalité que vous voudrez. C'est très rigolo de pas savoir quelle sorte de vache on est.
Carthagène nous déconcerte. C'est une ville sympathique mais dévastée. L'ancêtre Carthaginois qui a créé la ville nous fait rêver. Hastrubal... As trou de balle... C'est notre première impression. C'est d'abord un site de fouilles perpétuelles. Dans la vieille ville éventrée, les murs explosés côtoient des maisons précaires. D'une rue à l'autre on passe d'un monde propre et aseptisé à un monde dévasté. On ne sait jamais où on va poser les pieds. On suit de belles artères bien vivantes, bordées de palmiers, puis on croise des venelles rustiques et odorantes. Quelques pas plus loin on débouche sur un chantier archéologique plus ou moins abandonné qui a des allures de décharge publique. La foule est dense et colorée. Je pense à l'Opéra des Rats de Léo Ferré. C'est vraiment une ville très étrange. Peut-être qu'un jour Lune de Miel s'y mettra en hibernation.
La tempête fait rage. Mais c'est dimanche et on s'en fout. A huit heures du matin le clairon de la caserne voisine nous réveille. Les autres jours on était tellement crevé qu'on ne l'avait pas encore repéré. Il pleut, il fait un temps de chien, 10 ° au réveil. Laurent se lève le premier. Il installe le petit radiateur électrique, cadeau de notre fils, Jo, pour tempérer le carré et se recouche. Rudement sympa ce petit radiateur. Sous la couette, le clairon nous a rendu joyeux. On fredonne le coeur des gamins pour se croire dans Carmen ; ça nous fait rire.
Matinée lecture, tranquille. Laurent est captivé par son ordi et les cartes PC qu'il apprend à maîtriser. Cet atlas mondial est fort secourable. Laurent vient de découvrir dans le secret des fenêtres informatiques les indications de marées par zone. Inestimable ce trésor. Je mitonne des petits repas avec les vivres frais du marché. On a eu des nouvelles des deux garçons par SMS (message texto - économique et rassurant - vive la technologie). Je me sens bien. C'est chouette la tempête vu d'un bon abri.
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Les avis de coups de vent, s'enchaînent les uns aux autres. On attend tous une météo plus favorable. Des plaisanciers, pas si plaisants que ça, ceux qui restent là pour l'hiver, nous disent qu'on est parti trop tard pour la traversée vers les Canaries. Ils nous disent aussi que le plus chiant reste à faire jusqu'à Gibraltar et la météo radote. L'heure est à la déprime. Le vent ne faiblit guère ; il est passé à l'ouest. Autrement dit en pleine face avec une houle de trois à quatre mètres. Tout le monde reste à quai. Puisque c'est comme ça, je vais prendre une douche chaude au réal club de Carthagène.
Il a fallu attendre jusqu'à mardi pour revoir le soleil. J'ai l'esprit de plus en plus vif en espagnol. Je baragouine un langage infâme, mais je me fais comprendre. En ville, une dame m'a dit que nous subissons la température qu'il fait en janvier. La tempête s'est bien décalée vers l'Est et la météo s'annonce plus clémente même si les avis de coups de vent sont toujours émis. Nous avons hésité à partir ce matin, c'est le vent à l'ouest et la houle qui nous ont finalement retenus ici. Nous sommes toujours prisonniers de la tourmente. Pour nous remonter le moral, nous nous offrirons un repas en ville. Laurent quand il ne prospecte pas les ouvertures radio prospecte la ville en vélo.
A propos de la radio, il a contacté "le réseau du capitaine, sur 14118 Mhz à 12 h TU". Ce sont des radio amateurs Canadiens qui transmettent des bulletins météo très sûrs et très précis ; Nous communiquons ainsi très facilement avec des navigateurs sur toutes zones et ça marche super bien. Mais il faut impérativement être titulaire de la licence radioamateur décamétrique. Nous avons plongé ensemble dans le monde radioamateur dans notre jeunesse, quelle riche idée nous avons eue à ce moment-là. Jamais nous n'aurions imaginé que nous l'exploiterions pour traverser l'atlantique. En ce temps là, nous habitions en Touraine, l'aventure se dessinait derrière les vignobles... et la mer était un rêve inaccessible.
Laurent est en grande discussion radio avec un mec bigrement informé. Sa modulation est un vrai régal. C'est depuis Carthagène que nous faisons connaissance avec un nouvel ami radioamateur, Michel, F5DV.
Il pleut des cordes. C'est jeudi matin. Il fait 6° au réveil joyeux du clairon ... Je guette l'arôme délicat du café de Laurent avant de me "déhotter". (comme on dit dans mon doux pays des Vosges). Concertation à trois autour des tartines beurrées : Laurent, la météo et moi. On se contraint à rester là encore aujourd'hui. Aucune nécessité d'affronter un vent de face plus ou moins sûr, et de la pluie en masse. Il faut garder à l'esprit qu'on n'est pas là pour se prendre la tête. Vous pouvez compter sur moi pour vous le rappeler.
J'espère que Laurent ne sera pas souvent d'humeur grise parce que dans ces cas-là son traitement radical, c'est un resto sympa. Gare à nos finances si c'est fréquent. On se harnache donc de cirés et parapluies et on repart à l'assaut de la ville. Ça ne me dérange pas trop. Je suis comme tous les gens un peu "flous" dans leur tête, j'adore marcher sous la pluie. Je compte bien sur le chauffage de Jo pour me sécher au retour. Laurent nous a repéré un resto de pêcheurs fréquenté essentiellement par le voisinage du port. Ambiance pause déjeuner des gens qui travaillent. On se sent vraiment bien. C'est un bonheur intégral ce gastro besogneux. Petits calamars à la plancha et fritures variés, espadon grillé. Des délicatesses inattendues aux saveurs de friandises. Nous sortons de là complètement repus, parfaitement armés pour une virée à travers la ville humide. On aura arpenté Carthagène dans tous les sens. Je garderai l'image d'une ville dans la grisaille et la tourmente. Une ombre planquée derrière un mur en ruine se pique au milieu des détritus, à deux pas d'une magnifique rue marchande aux trottoirs dallés de mosaïques. Salut Carthagène, que les Espagnols écrivent Cartagena.
C'est déjà vendredi, vent ou pas vent cette fois nous sommes décidés à partir. On quitte notre premier copain d'étape qui partira pour Gibraltar la semaine prochaine. Je ne connais ni son prénom, ni celui de son bateau... Promesse de se retrouver plus tard soit par radio, soit ailleurs. Ces rencontres fugitives m'ont toujours enthousiasmée. On échange ce qu'on a de meilleur. Et peut-être qu'on se reverra, avec déjà des sensations communes, des souvenirs communs et peut-être des sentiments.
Nous avons attendu la fin de la tempête pendant une semaine et on quitte la baie au moteur. Normal ! C'est ainsi la Méditerranée. On avance pépère sur une mer sage et confortable, sans un pet d'air. Laurent est aux anges. Il a capté par radio un ami cher de l'équipe des Tourangeaux. Incontournable radio amateur des liaisons longue distance, notre ami Jacques, indicatif radio F5TA vient de réapparaître dans notre quotidien. Quelle extraordinaire surprise de l'entendre après tant d'années de silence radio. Laurent s'incruste dans la liaison avec l'Australie. Impec. Surprise et bonheur de Jacques. A travers lui, c'est toute la Touraine qui nous tombe dessus, notre jeunesse aussi. C'est l'heure nostalgie.
Dans la journée la température est sympa, presque estivale, une quinzaine de degrés. On optimise le rendement moteur en s'aidant de la grand'voile. C'est pas terrible. Mais la mer est vraiment sympa ; on reçoit la visite familière du pitpit qui se pose sur la plate forme arrière. Puis il s'enhardit. Il volette autour de nous, va prospecter sous la capote. Il y reste quelques instants à l'abri du vent. Une miette l'attire sous le banc, mais ce n'est pas conforme à son menu ordinaire et il néglige. Il revient sous la capote. D'un coup d'aile, il va faire un tour sur la bôme. Laurent le menace.
- N'en profite pas pour faire caca, ou gare à tes fesses !
Petits coups de tête à droite, petits coups de tête à gauche, le pitpit inspecte l'horizon. Peut-être qu'il se pose aussi des questions météo... Mâle ou femelle, ce sympathique petit oiseau ne manque pas d'audace.
Quelques dauphins nous croisent mais on ne les intéresse pas. Ils font leur bonhomme de chemin et nous enrichissent d'images furtives.
Lorsque le soir tombe, un premier quartier de lune se couche quasiment en même temps que le soleil. Mais les étoiles suffisent à nous éclairer. Je participe à la magie de la mer et je pense à tous ces regards fixés sur le petit écran de Thalassa et qui rêvent d'être à ma place.
A vingt-deux heures Laurent prend sa veille. La nuit est fraîche mais agréable. C'est une veille passive, il reste planqué derrière la capote. Le pilote automatique fait bien son boulot.
Du fond de la cabine arrière, pelotonnée sous ma couette, j'entends vaguement des frottements d'écoutes sur le pont, le moteur au ralenti, et puis je m'endors.
Il est deux heure du matin. Le moteur ronronne toujours. J'ai dormi quelques heures. je suis en pleine forme. Laurent peut s'offrir son tour de bien être. La nuit est vraiment tranquille; l'horizon reste net, avec des feux lointains de bateaux qu'on ne croisera même pas. A trois heures du matin, d'un coup, je sens qu'on accélère et que la grand voile prend le vent et nous "décape". (comprendre "modifie" notre cap ). Le vent qui nous boude depuis plus de douze heures choisit le moment où je suis seule à la barre sur un bateau que je connais à peine, en pleine nuit pour se manifester. D'un autre côté si je me débrouille toute seule pour envoyer ce monstre de foc, ça serait plutôt rassurant pour moi. Je ne vous l'ai pas avoué mais j'ai un foutu problème avec la barre à roue. En secret je l'appelle la "grand roue", c'est vous dire à quel point elle me panique. Quand on navigue avec une barre franche, on ressent les effets immédiats des mouvements du bateau. C'est vraiment facile et simple à gérer. On a l'impression d'être en prise directe avec la mer.
C'est très jouissif. Rigolez pas les mecs, je suis très sérieuse en ce moment. Il se passe des choses importantes dans ma vie. Avec la barre à roue, il faut au moins deux tours pour ressentir une quelconque modification de route. Il faut redresser vite, et en général à ce moment là, j'ai perdu tous repères par rapport à la ligne droite. L'inertie à prendre en compte est terrible. Alors pensez donc, régler les voiles toute seule en gérant cette grand roue, ça défrise un peu plus mes cheveux en baguettes de tambour. Sans compter qu'immanquablement, lorsqu'on envoie le foc et qu'on borde, il y a une écoute facétieuse qui se prend dans l'une ou l'autre des bastaques. Bien entendu pendant que je me pose toutes ces questions affreusement tangibles, Le vent passe au sud et on accélère, de six nœuds on atteint neuf nœuds. Vite, réagir. Je vais quand même pas réveiller Laurent qui dort du sommeil du juste. Il a fait son quota de veille lui. Étonnant tout de même que le mugissement du vent ne l'ait pas réveillé. Donc il me fait confiance. Problème ! Ah les filles, pouvez vous imaginer comme mon coeur bat fort tout seul dans la nuit ? Seigneur, j'ai une de ces trouilles. Un regard appuyé à l'horizon, il s'agit pas qu'un container fou me fonce dessus au moment où je merde avec le foc ou la grand roue. Tranquille, tranquille, la voie est libre. J'installe la manivelle dans le winch. Je coince l'italienne avec ma main droite ; je cramponne l'écoute sous le vent; je n'ai pas d'autre main pour garder la deuxième écoute sous tension. Je décide qu'elle ne se coincera pas na ! Après tout, Laurent n'est pas très loin. Tétanisé par le froid, il s'est couché en anorak. Il sera vite sur le pont, bon pied bon oeil. C'est génial de pouvoir compter sur lui. Mais t'en fais pas petit, je vais tenter la manœuvre toute seule. Au milieu de l'immense baie d'Alméria. je libère doucement l'italienne, et c'est parti. En cinq secondes le foc est envoyé, nickel. Il s'ajuste parfaitement au vent. Bon, c'est vrai, mon écoute libre se coince bien un peu, mais c'est pas méchant. Réglage de voile, réglage de pilote..
On file à plus de huit nœuds, rien qu'à la voile. Il ne fait aucun doute que Laurent a forcément entendu ma manœuvre. Le changement de régime du moteur, les écoutes qui raclent le pont, puis le moteur qui s'arrête et le bateau qui gîte. C'est pas possible qu'il n'ait pas capté tout ça. Mais il est délicat et me laisse une chance de me dépatouiller. Quel merveille d'homme que cet homme là ! C'est toujours étonnant de réaliser combien les gestes simples peuvent prendre des dimensions terribles en mer. Au bout d'une demie heure de navigation sympa, Laurent pointe sa tête. "Tout va bien ?" Il est épaté qu'on aille si bon train. Si je lui avais raconté, je suis sûre qu'il ne m'aurait pas crue. Il se recouche toujours en anorak dans le carré pour se caler un peu mieux...
Ah que j'aime le chant du vent et la fuite de l'eau sur la coque dans ces moments là...
Je suis aux anges. Il y a un peu de mer qui se forme, forcément, mais "Lune de Miel" réagit parfaitement bien. J'ai quelques états d'âme. On va pas s'appesantir là-dessus.
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Laurent se réveille enfin à six heures du matin et c'est moi qui gèle. Le grand bol de soupe traditionnel va me requinquer un peu. Mais ça ne suffit pas à me réchauffer. Je me recouche. A dix heures on repart au moteur. La journée qui va suivre n'est pas des meilleures pour moi. Je suis vaseuse, fatiguée, comateuse, l'estomac douteux, le nez bouché, les yeux qui piquent. La mer s'agite et moi je ronchonne. Laurent a repéré sur la carte PC un port qui a l'air sympa, Motril . D'accord pour Motril, je vais m'y refaire une santé.
On s'arrête en début d'après midi au bout d'une des deux pannes. Seule place qui semble libre, seule place passager de ce port minuscule. Assez sympa mais très isolé. C'est juste une pause repos, rien d'intéressant à y faire sauf et ce n'est pas négligeable, nous trouvons enfin une station gasoil en état de fonctionnement. On est samedi et le marinero n'est pas en congé. Génial !
Nous quittons Motril sous le soleil vers neuf heures le lendemain matin. Nous sommes tous les deux confiants. On ne s'arrêtera pas à Malaga; il paraît que le port n'est pas accessible et que les droits sont prohibitifs. On a repéré des petits ports sympas partout sur la côte. Un petit village côtier peut aussi nous dévoiler bien des charmes. Pourtant longer l'Espagne du sud, c'est pas beau. Des immeubles aux abords des villes, d'immenses roches toutes grises que les sommets de la Sierra Nevada enneigés éclairent vaguement.
Les navires respectent les sens de navigation côtière. Nous sommes donc très tranquilles et on repart au moteur, vend sud/sud ouest, quasiment nul.
Nous avions décidé de partir plus tôt, mais vers huit heures le matin, Laurent a jeté une oreille radio sur le vingt mètres, un appel hasardeux, au cas ou notre ami Jacques serait 5TA serait par là.
Les irréductibles Tourangeaux étaient là. Des bouffées d'amitié ont traversé les ondes.
Je ne peux pas résister et je prends exceptionnellement le micro pour saluer ce joyeux monde. Il y a plus de dix ans que je n'ai plus pratiqué la radio. C'est chouette de renouer avec eux. Ils font partie de notre histoire à Laurent et à moi. Vraiment les liaisons radio nous comblent. Entre le rendez-vous météo quotidien avec le Canada et les navigateurs radioamateurs, et les amis à terre. C'est franchement inespéré. Ce n'est pas sur mer qu'on navigue, c'est dans les nuages.
Le début d'après midi est vraiment doux. Il est vrai que je n'ai pas quitté ma "turbulette". La turbulette est une combinaison molletonnée très épaisse dont on habillait les nourrissons nerveux qui se découvraient la nuit dans leur sommeil. Elle pouvait remplacer les draps et couvertures. Donc Laurent et moi depuis que nous faisons de la voile sommes équipés de nos turbulettes en laine polaire. Et ce n'est pas du luxe. C'est un vêtement chaud et confortable qui nous laisse libres de tous mouvements. Méfiez-vous toutefois, ce terme n'a cours que dans le secret de ce voyage.
Laurent reste scotché dans le carré. Il tente de capter les cartes météo par radio. Il surveille tous ses fabuleux écrans et les connexions inter actives, PC, Gps, pilote, navtex . Il s'éclate avec tout ce matériel. A vrai dire je ne sais pas vraiment ce qu'il fait. C'est son jardin secret dira-t-on.
Il émerge sous le soleil. La douceur ambiante le surprend. Il reste un peu dehors puis il décide de nous cuisiner du riz au chorizo. Un vrai régal. Après le repas, il redescend dans le carré quelques instants et réapparaît cul nul.
Il déambule sur le pont, on dirait qu'il a envie de danser. Il est magnifique. Il y a dans ses yeux et au coin de ses lèvres une intense lumière, harmonie parfaite avec la mer et le ciel. C'est aussi ça le bonheur. Je rigole. Entre mon allure emmitouflée dans ma turbulette et son derrière tout blanc et tout joyeux, nous formons un drôle d'équipage. C'est pourtant très conforme à la réalité de notre association.
Laurent a fini d'exprimer sa joie de vivre. Je bûche un peu mon manuel de conversation espagnole et je reprends mon observation de la mer. Le puffin et son vol si particulier chasse autour du bateau. Y aurait-il promesse de poisson ? Je me demande pourquoi notre ligne de pêche trempe en vain depuis quelques heures dans notre sillage. Laurent bidouille sa ligne. Il décide de ranger sa mitraillette. Halte là. C'est de pêche que je parle, pas de guerre. Donc Laurent roule sa mitraillette et la remplace par un rapala, à maquereau précise-t-il. La dorade ce sera pour plus tard. Faut-il y croire à cause d'un puffin pêcheur ? Laurent redescend dans le carré. Le rapala est livré à lui-même. Comment voulez-vous attraper le moindre poisson dans ces conditions ?
En fin d'après midi on aperçoit Malaga que nous négligeons pour pousser jusqu'à Benalmadena. La marina nous accorde une place par VHF. Je suis très fière de mes progrès en espagnol.
Et nous voici dans un autre monde. Benalmadena est une immense marina, toute neuve, noyée dans la brume du soir. Comment décrire ça ? Époustouflant. Les marinas sont alvéolées entre des constructions plutôt futuristes. Les toits dorés sont en dômes, en coupoles. Les quais ressemblent à des allées bordées d'alcôves. C'est une ambiance intime mais aussi très conte oriental.
Disons le franchement, c'est aussi affreusement artificielle. C'est clinquant, c'est tout neuf. La marina est un vrai village. Dans la nuit on fait un tour qui nous impressionne. Laurent se dit complètement bluffé. Il parle une fois de plus de repas au resto. Va falloir que je me décarcasse pour la cuisine ce soir.
Demain il fera jour. Nous irons voir ce qu'elle a dans le ventre cette ville étrange. Si météo veut départ mardi. Gibraltar est à une cinquantaine de milles, presque en vue.
Il n'y aura rien de plus à dire sur la fabuleuse Banalmadena. A la lumière du jour les bords de mer ressemblent à des fêtes foraines en rupture de clientèle. Ce qui devrait être la cité, n'est qu'une banlieue de béton. Le ventre de cette ville n'a pas d'entrailles.
Notre contact météo de treize heures, le Réseau du Capitaine, nous incite à partir vite. La tempête s'annonce pour mercredi. Il faudra attendre à Gibraltar la fenêtre sympa et ce serait bien d'y être rapidement. La météo espagnole annonce des creux de deux à quatre mètres avec un vent d'Est force trois à cinq. Excellent pour nous, si ce n'est la houle qui m'inquiète un peu. En fin de soirée on va observer la mer depuis la digue. Elle est à peine ridée, très calme. Les creux annoncés ne sont pas là. C'est décidé, nous partirons tôt demain matin. Nous sommes même impatients de partir. Les conditions météo s'annoncent géniales.
Au port, un avis de coup de vent vient de tomber pour demain dix huit heures sur toute la Méditerranée. Il se confirme léger pour Gibraltar, force six. C'est bon pour nous, vent arrière, pas de houle annoncée. A la tombée de la nuit nous serons sûrement arrivés à Gibraltar ; ça promet simplement une intéressante navigation.
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C'est avec un réel enthousiasme et beaucoup d'impatience que nous nous lançons dans notre petite croisière d'une cinquantaine de milles nautiques. Nous sortons de la baie de Banalmadena tôt le matin. Toutefois, sitôt sortis de l'enceinte protégée du port, la houle nous prend de travers. Des petits creux qui font les grands sauts. Les grands sots ! Mon estomac brasse allègrement le chocolat chaud que j'ai avalé de si bon cœur. Le long de la côte, c'est franchement intenable. Il n'y a pas assez de vent pour lutter contre la houle. On est d'accord pour tirer un long bord vers le large. A dix milles des côtes le vent s'établit. On installe la grand voile. Et c'est parti. On va cahin-caha, je ne suis pas dans une forme mirobolante. Mon moral s'effiloche. La mer est grise, couleur bronze par endroit. Le soleil n'est pas franc, et de grandes ombres noires menacent l'horizon. Le ciel est sale. Cette maudite houle qui vient du sud nous préoccupe. Il y a eu de la vraie tempête là-bas, ça ne fait aucun doute. D'heure en heure la houle se creuse mais le vent reste stable, environ vingt nœuds bien établis. Laurent a installé les voiles en ciseaux avec une écoute prise à l'avant comme frein de bôme.
Je somnole plus ou moins, toujours emmaillotée dans ma turbulette. À cette allure la capote ne nous protège pas de l'air très frais. J'envisage un petit somme, calée contre la banquette du cockpit. J'aurais pas dû ! A peine ai-je fermé un oeil que je sens le vent me gifler le visage. L'instant d'après un choc violent me réveille définitivement. Laurent se bagarre avec la grand roue.
Le voilier je ne sais pas ce qu'il fait, peut-être qu'il fait comme la mer veut, le voilier. Le pilote automatique a perdu la boule, on est parti au lof. La retenue de bôme a craqué, et l'empannage nous a surpris. Mais la retenue a été utile, pas de dégâts apparents, qu'on croit.
En quelques instants Laurent a repris la situation en main. Mais je n'ai plus du tout la tête à rêvasser, malgré mon état toujours dangereusement nauséeux.
"Faut-il prendre un ris ? " Tardive la question, comme souvent quand on veut avancer vite. Comme toujours, quand on se demande s'il serait sage de réduire la voilure c'est que ça aurait déjà du être fait. Nous roulons une partie du foc et nous décidons de barrer à tour de rôle. C'est sportif, intéressant, grisant. Lorsque je prends la barre en début d'après midi, la mer a changé d'aspect. Les vagues se courent les unes après les autres. Elles se rattrapent, se chevauchent comme si l'une se dressait pour voir par dessus l'autre. Certains creux dépassent quatre mètres, c'est magnifique. Je jongle avec la grand roue. C'est un véritable exercice d'entraînement à la barre pour moi. J'en ai tant besoin. Il y a du défi dans l'air. Désormais, nous avons roulé complètement le foc et Lune de Miel dépasse les neufs nœuds avec juste sa grand'voile réduite. Les cordages chantent, le vent gronde. Le rocher de Gibraltar tout noir se précise. Dans moins d'une heure nous serons à l'abri du vent d'Est dans la baie d'Algésiras. Enfin, c'est ce qu'on se dit.
D'énormes pétroliers sont au mouillage le long du rocher. Les côtes du Maroc se découpent loin dans la brume. Et les vagues déferlent. Elles font les coquettes, elles déroulent leurs dentelles blanches et les étalent. De grandes flaques de cristal frisent la mer toute noire. J'ai le sentiment exaltant d'avoir apprivoisé la grand roue. Le voilier glisse sur les plus hautes bosses de houle et repart à l'assaut de son cap. Il réagit magistralement à la mer qui nous malmène. C'est vraiment une brave bête. Je n'avais jamais lutté contre une mer aussi magnifique. Je ne donnerais ma place pour rien au monde.
En début d'après midi Laurent reprend la barre parce que nous entrons dans la baie d'Algésiras. Gibraltar est derrière le rocher, il faut virer à tribord, s'enfoncer tout au fond du trou. Le vent se calme quelque peu, la mer aussi. On se croit à l'abri du rocher. C'est le moment de virer de bord, pour affaler la grand'voile car nous sommes toujours vent arrière. L'empannage devrait être facile à maîtriser. C'est aussi ce qu'on croit. Mais c'est compter sans les rafales intempestives qui dévalent du rocher. Et l'empannage est terrifiant. Ce coup, là, il y a des craquements sinistres. Moteur !
Je me mets face au vent, il faut d'urgence ferler la grand'voile. Laurent prend trop de temps pour faire le ménage sur la bôme. Si je ne devais pas cramponner la barre à deux mains, je me rongerais les ongles. L'immense rocher noir se rapproche.
"Mais non, t'es encore à un mille au moins et on est face au vent. Arrête de réfléchir et reste face au vent...."
"Oui Seigneur ! facile à dire !"
Laurent revient dans le cockpit. L'ambiance à bord devient plus calme. Je me ressaisis. J'essaie de comprendre ce qui s'est passé. Au même moment, Laurent et moi nous sursautons. La bôme a poussé un petit cri, à peine une plainte. L'instant d'après elle pend lamentablement délogée du vit de mulet.
Comment est-elle arrivée là ? Un vice de mulet peut-être !
Laurent s'est précipité au pied du mat. Moi j'ai repris le cap. Lui, il est dans une rage noire. Vous devez vous demander comment je peux savoir que Laurent est dans une rage noire. Si, je vous jure, elle est noire comme la mer qui nous entoure sa colère ! D'abord avec sa grosse voix des mauvais jours et avec l'accent alsacien qui resurgit, il envoie dans le vent quelques gros mots bien sentis. Franchement ça me soulage aussi. Il ne crie pas. Ce serait trop frustrant, le vent crie plus fort que lui de toute façon. Laurent est toujours très conscient de la portée exacte de sa voix. Mais il dit sa déception, son dépit, sa colère contre le matériel, contre les éléments, contre lui-même. Calmement, avec juste ce qu'il faut dans le ton. Et puis, angoissant silence. Laurent se concentre. Il se gratte les cheveux. Vous vous souvenez, geste qui sauve quelquefois. Le diagnostic suit rapidement.
"Évidemment, c'est fixé avec des rivets de merde en alu... Quelle misère ! Comment voulais-tu que ça tienne ? "
Il tripote un peu la voilure vaguement ferlée.
"La voile n'a pas souffert. Je crois que c'est pas méchant.."
Moi je suis complètement d'accord. A quoi bon dramatiser d'avance.
C'est à ce moment là que le hale-bas rigide auquel on ne pensait pas du tout se couche gentiment sur le pont. Caprice ou défaillance ? La bôme dégringole.... Pas méchant dites-vous ?
Le pont fait vraiment désordre. On ne s'affole surtout pas. L'urgence c'est de mener le voilier contre le vent qui déboule toujours n'importe comment. Même au moteur, on ne fait pas ce qu'on veut.
Qui parlait de rocher et d'abri ? Dans quel foutu pays arrivons-nous ? Et avec quel foutu bateau ? Tant pis, on repère le poste douane. On sait qu'il faut s'y annoncer avant de se caser quelque part. Histoire de simplifier les formalités. C'est comme ça Gibraltar. Il faut accoster le long d'une panne flottante minable. A peine de la place pour deux bateaux. La première est occupée. On cafouille comme c'est pas possible pour se caser. Je saute à quai pour amarrer l'avant mais je perds mon cordage et le vent pousse sur le nez du bateau qui recule, cette nouille. Il s'empêtre dans le voisin, et moi, je gesticule sur le quai. Je me sens désespérément inutile. L'équipage du bateau accosté qui s'abritait au poste de douane sort comme diables d'une boite pour aider Laurent à se dégager. Finalement Laurent recule, reprend sa manoeuvre et se met à couple. Simple et efficace. Pourquoi vouloir à tout prix provoquer les éléments néfastes ? Si vous saviez combien je suis fatiguée, et Laurent donc. On se regarde, on rigole. C'est nerveux.
L'opération administrative a un peu traîné. Mais on finit par se caser sur une panne sympa. Parallèle à la piste aéroport, il y a un port bien abrité pour guetter la clémence du ciel, Marina Bay. On est enfin dedans, au chaud. Vérification des fonds du bateau, extraordinairement secs malgré nos terribles conditions de navigation. Pour fêter ça, Laurent sort au hasard du plancher une bouteille de Saint Emilion. Après une telle journée on adore ce genre de loto. C'est tellement bon de trinquer ensemble.
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Intermède pour sourire avec mes enfants et notre parentèle dans les Vosges
- Allô, Docteur, ici c’est la Noiraude !
- Bonjour la Noiraude, je vous entends mal, où êtes-vous ?
- Ah, bonjour Docteur ! C’est normal qu’il y ait de la friture au bout de la ligne, je suis en mer !
- En mer ? Allons bon, vous rêvez encore la Noiraude. Ce ne sont pas les vaches qui prennent la mer..
- Si, Docteur, je sais où je broute tout de même ! Je suis sur un voilier.. Il s’appelle « Lune de miel » mon voilier… Hein ça vous fait un choc ?
aïe, une vache sur un voilier… J’ose pas vous demander ce qui vous arrive mais dites le quand même !
- Voilà Docteur, c’est le voilier qui a un problème. Il s’agit de sa bôme. Vous savez ce bras monstrueux qui porte la grand voile. C’est affreux, ma bôme, elle a le bras arraché. On dirait une fracture ouverte ; ça pendouille, c’est lamentable. Que faire Docteur ? C’est douloureux à regarder, insoutenable !
- Calmez-vous la Noiraude, ce n’est peut-être pas si grave. Et si ce n’était qu’une luxation ?
Il est neuf heures du matin dans le port de Gibraltar et j'ai une flemme pas possible. Je tire les rideaux de la cabine arrière sur une journée qui ne s'ouvre pas. Il fait gris, il fait moche.
Les rafales violentes ont fait couiner les amarres des voisins toute la nuit. Pas les nôtres elles sont savonnées. La pluie tambourine sur le pont. Chouette le bateau sera lavé ! Nous, ce matin on a les idées vraiment bien claires. On est au chaud sous la couette. Conditions idéales pour analyser nos mésaventures d'hier de façon positive. Finalement on est content que les rivets nous aient lâchés ici. Ce sera plus facile à gérer. Imaginez que cela nous arrive au milieu de l'atlantique. Ce ne serait pas insurmontable mais moins commode tout de même pour réparer ! Bon puisque la vie est belle, debout pour le petit déjeuner.
Une heure plus tard, je rentre de la douche. Un homme est debout devant Lune de Miel. Il paraît hypnotisé. Il détaille le bateau comme s'il rencontrait un rêve. Je m'approche doucement. L'homme se rend compte de ma présence. Il parle dans un français impeccable. Bien ! ce monsieur !
- il est à vous le voilier
- non, il est à mon mari.
- Ah, il a de la chance votre mari...
Il se replonge dans sa contemplation. Il adresse au flanc arrondi de Lune de Miel des sourires épanouis et des soupirs langoureux. Il est cloué sur le quai, il paraît vraiment secoué le bonhomme. Il ne s'intéresse absolument pas à moi. Donc la chance de Laurent, ce n'est pas moi. Il n'est peut-être pas si bien que ça, ce Monsieur. Il m'énerve un peu. Je monte à bord avec une pointe de jalousie. Se peut-il qu'un jour un homme me regarde encore de cette manière ? J'appelle Laurent pour qu'il vienne parler à l'homme. Ils auront sûrement des choses à partager. Mais lorsque je ressors du carré, l'homme a disparu.
Deux heures plus tard, Laurent est replongé dans la lecture des cartes météo entre le PC et le récepteur HF. Moi, j'ai envie de prendre l'air de la terre. Je quitte le port et m'engage le long de la zone portuaire. Je pense à l'admirateur béat du voilier. Si un voisin regarde une épouse avec cet air heureux, amoureux, épanoui, le mari en prendra sûrement ombrage. Les deux hommes ne deviendront sûrement pas copains. Mais si le même voisin regarde le navire avec les mêmes sentiments, le mari sera flatté et réjoui... Et les deux hommes auront envie de se rencontrer. N'est-ce pas étrange ? Serait-il vrai qu'un homme peut avoir plus d'égards, plus de respect, plus de confiance en son voilier qu'en sa femme ?
Restons sérieux, aujourd'hui la mer m'intrigue. Mon idée c'est de rejoindre la pointe de la baie et voir à quoi elle ressemble quand il y a tempête et qu'on n'est pas dedans. Une enceinte fortifiée protège le coeur de la ville. Je commence par longer l'extérieur des murs. Beaucoup de circulation sur cette voie à caractère industriel. Après une demie heure de marche, je longe toujours les remparts sur ma gauche. Des palmiers dattiers stériles et faméliques s'accrochent aux pierres grises. Sur le trottoir de droite, les ateliers suivent des usines qui suivent des entrepôts. Aucune visibilité vers la mer. C'est d'une rare mocheté. La rue se réduit. Il doit être à peu près midi. La nuit tombe et il pleut à seaux, comme on dit dans mon doux pays des Vosges. Les panneaux, l'allure des gens, la nuitée et la pluie à midi, aucun doute, je suis en Angleterre.
J'arrive au bout de cette triste rue. C'est une impasse fermée par une porte grillagée. C'est encore un entrepôt. Les frigos font un raffut assourdissant. J'hésite au milieu d'une espèce de cour. Les camions entrent et sortent. Un homme vient vers moi avec son sourire anglais. Hé, je ne suis pas sûre que vous sachiez reconnaître le sourire anglais. Il suffit d'aller se perdre dans les docks à Gibraltar un jour de pluie pour voir ça.
Dialogue : ( Je n'écris pas en V.O. Vous ne supporteriez pas mon accent...)
- Hello, Qui cherchez-vous ?
- Hello, je cherche Monsieur Becker.
- Ici ?
- Bien sûr.
- D'où venez-vous ?
- De Marseille.
Le mec hésite, il rigole et disparaît dans un hangar. Moi aussi j'hésite. Je suis normalement face à la mer mais les murs des hangars bouchent l'horizon. Imaginez que le mec revienne avec Monsieur Becker, j'aurai l'air fine. Donc je fais discrètement demi-tour en pataugeant dans les flaques et en évitant les semi-remorques...
Dommage, Je ne saurai pas comment est la mer aujourd'hui.
Au prochain carrefour, je me glisse à travers une porte du rempart et je débouche sur la Main Street. Je suis dans l'enceinte de la ville. Fin novembre, c'est déjà Noël dans cette rue là. C'est une rue commerçante et piétonne, typique de n'importe quelle petite ville provinciale. Les boutiques touristiques sont collées les unes aux autres. Il s'y vend essentiellement de l'alcool, du tabac et du matériel photo. Il y a un monde fou. Mais la foule ici est très différente de celle qu'on croise en Espagne. C'est plus ordinaire, avec une touche d'excentricité ça et là. Une cape en lainage mou sur une robe de soirée en satin.... et des grolles pour aller danser la polka. Il y aussi des figures tout droit sorties d'un roman d'Agatha Christie. C'est rigolo de déambuler à travers ce peuple pas du tout cosmopolite. L'anglais est de rigueur ici. Je suis loin de l'ambiance glauque que prêtent beaucoup de romans à la ville de Gibraltar.
Je suis contente d'y rester quelques jours.
Mais dès la prochaine nuit, ma vie se complique. Je me réveille au milieu de la nuit avec l'épouvantable sensation de ne pas pouvoir bouger les reins. Mon dos me fait affreusement souffrir. Le vent a été d'une violence inouïe. Toute la nuit j'ai senti le bateau qui se débattait entre les amarres. Il se couchait, gémissait,. Il ne voulait pas se soumettre au vent. C'était terrible. Il y a eu des craquements et des grincements que je ne savais pas identifier. Et j'ai tellement mal au dos.
Laurent ronfle, l'heureux homme !
Ce matin, la météo se modifie. Le beau temps doit revenir mais le vent passera rapidement à l'ouest/nord ouest d'ici lundi. Il faudrait qu'on puisse passer dimanche. Serons-nous prêts ? Nous avons pas mal de bricolages à entreprendre. J'espère que nous ne devrons pas poireauter ici une semaine.
J'appellerai les enfants pour leur signaler notre départ de traversée Canaries ou Madère, lorsque ce sera imminent.
Le port de Gibraltar se réveille.
La lumière est si belle qu'on se croirait un dimanche de Pâques. L'effervescence est revenue sur les pannes. On parle, on flâne, on s'active. Les filières et les haubans s'ornent de tout le beau linge qui sèche. C'est le grand pavois des familles en vadrouille. Une douce rumeur de vacances plane dans l'air ; les enfants courent sur les pontons, les bébés braillent dans leur couffin. Les amarres ont cessé de gémir. Le soleil enfin nous redonne les images de la vie en couleurs. Le vent est si doux, si léger, pourquoi pique-t-il les yeux ?
Est-ce de l'émotion ?
Mais nous n'avons pas perdu notre temps. D'abord parce que malgré le mauvais temps et les avis de tempête qui ont agité la baie, nous, on était peinards, à l'abri, presque au chaud. Le carré se régulait à 15 ° avec notre mini chauffage.
Laurent a réparé provisoirement le vit de mulet ou vide mulet , ou vice de mulet selon le degré de ma colère La réparation est un rafistolage de fortune. Pas facile de trouver les pièces adaptées, d'autant que les mesures ici sont anglaises.
Nous avons réinstallé la grand voile qui finalement se trouve plutôt bien de cette révision générale. Laurent a installé le nouveau pilote automatique qui ne voulait pas s'adapter à la colonne de barre. Il a fait la vidange du moteur. Encore une histoire de fou. Lorsque nous avons acheté les différents filtres moteur à Martigues, le vendeur à pris les références dans sa bible. En toute sécurité : notre moteur est tout neuf, et volvo, c'est fastoche à retrouver... Confiance aveugle dans un professionnel. Bien fait pour nous. Une fois de plus la confiance aveugle nous punit. Le filtre à huile n'est pas le bon... Heureusement qu'on l'a trouvé à Gibtraltar.
Malgré les avatars nous ne sommes pas d'humeur grincheuse. Tout va bien ; L'anticyclone des Açores qui s'était fourvoyé du côté des îles britanniques revient au bercail. De beaux jours en perspective. A coup sûr ?
Laurent s'éclate avec des liaisons radio de folie. Il vient de contacter une anglaise qui est sur la panne d'en face. Mais la radio ne sert pas qu'à ça. Heureusement qu'on a le décamétrique pour les infos météo car le navtex est très capricieux et dans les ports il reste muet la plupart du temps. La liaison avec le "Réseau du Capitaine" est géniale. Nous recevons des prévisions sur cinq jours et des conseils personnalisés en fonction de notre route.
28 novembre 2011
Encore une semaine d'immobilisation qui nous a permis de réfléchir à la manière dont nous allions passer le "strait". Quitter Gibraltar, c'est toute une affaire. Il faut bénéficier à la fois de vent et de marée favorables pour favoriser le passage du voilier à travers le détroit. Plus d'un voilier s'est vu refoulé du passage à cause de la conjugaison courant de marée et vent contre lui. Les conseils qui pleuvent autant que le ciel sur les pannes exigent un tri très sélectif. On se languissait tous les deux de partir. Nous n'avons pas choisi les conditions météo idéales. Il aurait fallu patienter deux jours de plus. Vent faible mais de face. On s'en accommodera. Il a au moins le mérite de ne pas nous barrer le passage. En exploitant le courant lié à la marée, soit trois heures après la marée haute, pour bénéficier de la marée descendante, On est passé sans problèmes mais au moteur. Il a fallu attendre le bon moment, c'est à dire seize heures, heure locale. Il a donc fait nuit très vite et ce n'était pas rassurant. Nous avons sagement longé la zone de navigation côtière espagnole jusqu'à Tarifa. Il y avait un monde fou. Mais les gros ferries et les tankers et autre semi remorques de la mer ont leurs voies au milieu du détroit et finalement, ils nous doublaient de loin ; ça s'est un peu compliqué au niveau de Tarifa car les lignes Tanger-Tarifa forcément nous coupaient la route. Quelques savoureux moments d'angoisse. Il y avait une houle importante. Nous n'étions pas très à l'aise d'affronter tout ça dans le noir.
- Janou, regarde, on est en atlantique.
Et voilà. La mer avait changé d'aspect. La houle annoncée trois à quatre mètres nous y attendait avec des mouvements croisés tels qu'ils sont souvent en Méditerranée. Le mal de mer a rapidement frappé notre équipage. Laurent a bien résisté mais il ne s'éternisait pas dans le carré. Quant à moi, je suis restée en semi coma pendant vingt quatre heures. La première nuit m'a terriblement impressionnée. Pendant que je faisais ma veille, et quelle veille avec le mal de mer qui me tordait les tripes et la cervelle. Parce que c'est comme ça le mal de mer. Ça vous neutralise aussi bien la plomberie viscérale que la plomberie intellectuelle. Je comprends maintenant à quel point c'est grave de péter les plombs. Je n'utiliserai plus ces termes à la légère. Nous n'avons quasiment pas dormi cette première nuit. Le bateau était secoué comme un prunier. Le grondement des vagues qui frappaient la coque résonnait affreusement dans le carré. C'était infernal.
Pendant six heures nous avons ainsi été chahutés par une houle croisée détestable. Progressivement les mouvements se sont adoucis. Il y avait toujours d'énormes vagues mais elles sont devenues longues, profondes, régulières. Le voilier suivait leurs courbes dans un ample mouvement de berceau. J'ai d'abord eu un peu peur. La clarté de la lune révélait des ombres qui fonçaient sur nous par le travers ; et c'était magique parce que ces ombres en arrivant donnaient l'impression de s'écraser sous le bateau. Là où j'attendais un choc violent comme en Méditerranée, il y avait un mouvement d'une extrême douceur. En regardant vers l'avant, je voyais l'étrave monter le long de la vague qui nous portait. Et ça recommençait. Aussi longtemps que nous avons subi ces assauts de vagues nous avons eu l'impression de monter une côte qui n'en finissait pas. Ainsi la mer n'est pas forcément plate! Quelle découverte extraordinaire...
Le deuxième jour, j'ai commencé une cure de nautamine de trois jours. Quitte à être à moitié dans le cirage qu'au moins je ne sois pas malade... Très efficace ! J'étais pas folichonne mais je me sentais plutôt bien.
Nous avons navigué une dizaine d'heures au moteur. Dans la matinée, le vent s'est établi. La houle bien formée ne nous gênait plus. Mais elle était dangereuse à l'intérieur. On avait intérêt à bien se cramponner. Je me suis fait piéger en allant aux toilettes. Le choc m'a probablement déchiré un muscle au niveau de l'épaule. J'ai bénéficié de massages parfaitement contrôlés à distance par mes amis radioamateurs et puis surtout j'ai enduré. Ne nous éternisons pas sur ce déplorable incident.
Dans l'après-midi, le vent est passé plein vent arrière, la mer s'est assagie. Laurent a décidé de tangonner le génois et le foc Pichon. Que je vous parle un peu de ce foc particulier. Il y en a qui ont un sou fétiche comme Picsou par exemple. Nous en a un foc fétiche et c'est le foc Pichon. Il est formidable. Conforme au nom qu'il porte, il est d'allure modeste mais d'une efficacité remarquable. Amis voileux, ce foc vous fait rêver. Dommage vous ne le trouverez chez aucun maître voilier; nous en possédons l'unique exemplaire depuis des années. Hérité de notre premier voilier, un petit Remora nerveux, nous le gardons précieusement d'un bateau à l'autre, depuis 1985.
Forcément un foc fétiche, ça ne se cède pas.
Donc, notre génois associé à notre foc Pichon forment un sympathique tandem. On a tenu une bonne moyenne d'environ six nœuds et demi. Laurent a cru judicieux d'y joindre la grand voile. On ne changera pas Laurent, il veut toujours tenter mieux. Finalement c'était pas terrible la grand voile.
Elle déventait le génois alors nous l'avons rapidement affalée. Notre vitesse n'en n'a pas souffert et l'allure était plus facile à gérer.
Le pilote automatique s'est débrouillé pour négocier avec la houle et le vent. Il s'est bien tenu. Faut dire qu'on l'a eu tout le temps a l'oeil ; avec ses engins faut maintenir la pression,. Lorsqu'ils sont livrés à eux-mêmes, il leur arrive de faire n'importe quoi. Nous n'avons pas pris ce risque. Le radar nous a permis des veilles passives. Nous devions rester vraiment vigilants. Nous avons croisé des bateaux de pêche ou des filets jusqu'à plus de soixante milles des côtes. Et puis on a commis une erreur. C'est d'avoir réglé l'alarme radar à deux milles. Sachant qu'on file à six nœuds, qu'on peut croiser un navire qui file à vingt ou vingt cinq nœuds, les vitesse s'ajoutant, ça fait pas beaucoup de temps pour réagir. Mais d'autre part si on élargit le cercle d'alarme du radar, il devient carrément gavant. On passe son temps à sortir pour vérifier la route.
Deux milles, ça nous paraissait bien comme compromis.
Troisième nuit, minuit et demi. Laurent prend le relais. Je me cale comme je peux sur la couchette du carré. La houle s'est radoucie mais le bateau est toujours un peu chahuté. Je dormais depuis au moins une demie heure. Je perçois un grondement angoissé de Laurent;
- Mais qu'est-ce qui fout ce con ? viens voir vite ?
Dans ces cas là, j'ai vite fait de tomber de la couchette. Les nuits de veille on dort tout habillé pour gagner du temps en cas de réveil de ce genre. Pas le temps de récupérer la turbulette. Le stress me tiendra chaud. Vision de cauchemar. A moins de deux milles un gigantesque bâtiment éclairé se dirige vers nous. Comment l'éviter ? Difficile à dire car il n'a pas de feux de route. On voit un immeuble de cinq étages tout enluminé qui n'a même pas l'air de bouger. De loin dans la nuit les géants de la mer donnent souvent l'impression qu'ils n'avancent pas, surtout quand ils n'ont pas de feux de route. Pourtant forcément, il bouge. On se pose des questions.
Appel insistant à la VHF, en anglais, en espagnol, en allemand, en français ; le capitaine n'est pas polyglotte ou bien il est sourd. Muet c'est sûr.
Comment imaginer la trajectoire de cet engin ? On ne sait pas évaluer la distance qui nous sépare dans le noir. Et puis voilà d'un coup, il émerge franchement à portée de voix. On entend ronfler ses moteurs. C'est terrifiant.
Nous passera-t-il devant, derrière ou dessus ?
"Que fait-on ? Où aller pour l'éviter si on ne connaît pas son intention ?
On est toujours avec nos deux focs tangonnés donc avec une lattitude réduite de mouvements. Je trouve que le bateau se rapproche dangereusement et je ne comprends pas que Laurent à la barre ne réagisse pas.
- Je sais pas quoi faire, tu crois qu'il nous passera devant ?"
J'observe, j'évalue, je prends trois secondes....
- Non, je suis sûre qu'on se le paie. C'est évident que nos routes se croisent. Qu'est ce qu'on fait ? Laurent vite, on va se faire écrabouiller, regarde il est là.
Tous le monde sait qu'en régate, je couine toujours largement avant que quiconque nous approche. Là vraiment, on ne rigole pas. Nous étions tous les deux tétanisés. Laurent ne s'est même pas gratté Les cheveux. C'est vous dire qu'on n'en mène pas large. Décision !
- Y'a qu'une solution on se met face au vent on s'arrête et on voit ce que ça fera.
Sauf que moi je pense toujours aux questions bêtes.
- Face au vent avec deux focs tangonnné ? on ne va pas reculer ? Et s'il passe derrière nous, l'affreux navire ?
Heureusement qu'il fait noir, je ne vois pas le regard mauvais de Laurent mais je l'entends nettement son regard assassin.
- Face au vent, c'est une image. Je voudrais bien m'arrêter et qu'il passe où il veut ce foutu bateau tueur de voilier...
Bon d'accord. Aussitôt dit aussitôt fait. Je ne respire plus. La manœuvre est délicate et le grossier bâtiment nous ronfle de plus près dans les oreilles et il nous éblouit en plus. Quel bruit ça va faire, quand il va nous cogner ? Combien de temps ça met un voilier pour couler ? Où sont les gilets de sauvetage ? Merde les gilets, où y sont les gilets... Et puis, zut, je ne peux pas descendre dans le carré. Je ne peux pas quitter le pont, pas quitter Laurent, pas maintenant. Si on doit mourir noyé, ce sera ensemble. Quelle horreur ! Ça va pas non, de penser des trucs pareils ! Je me concentre sur les moments qui vont suivre. Laurent donne un tour à la barre à roue. Lune de Miel se met légèrement de travers, et vire doucement mais il est toujours sur la route de collision. Je reste rivée sur l'énorme bâtiment. Je suis incapable de bouger. Je ne peux pas croire qu'on va mourir noyé dans un instant, dans un fracas de ferraille et de flotte emmêlées. Passera, passera pas ? Les voiles commencent à fassayer, on ralentit et le navire se rapproche dangereusement. Il est monstrueux ce bâtiment. Et il vient à notre rencontre. Quoi que ?
Voilà les deux focs tangonnés se mettent légèrement à contre. L'idée me traverse que ce n'est guère orthodoxe et j'ai failli sourire. Et il faut sourire car on a l'impression de s'arrêter. L'effet est saisissant. On s'arrête tout simplement et le monstre lui, il continue. Il nous passe sous le nez, à moins de cinquante mètres, lentement, lentement, sans le moindre signe de politesse. Il n'y pas une âme de visible à bord.
Quand j'y pense je tremble encore. Parce que ce corniaud il nous aurait coulé et j'ai la certitude qu'il ne s'en serait même pas rendu compte. Je l'ai suivi des yeux jusqu'à ce qu'il se fonde dans la nuit. Je me suis concentrée sur ma colère. J'aurais voulu être une sorcière sous la pleine lune pour le pulvériser d'un seul regard bien appuyé. Je me suis rassemblée sur ma haine et je l'ai fixé, fixé ce navire. Dommage, il y avait la pleine lune, mais je ne suis pas sorcière...
Le navire s'est fondu dans la nuit ;
Nous sommes restés longtemps silencieux, sous le choc. Puis Laurent m'a proposé un thé.
- Faut qu'on parle, qu'on comprenne ce qui est arrivé.
- Mais il n'est rien arrivé. Tu as tout bien fait. C'était nickel. Tu nous a sauvé la vie.
- Non, on est des imbéciles. Nous n'utilisons pas nos équipements d'aide à la navigation.
- De quoi parles-tu ?
- Du radar, Janou ! Au radar, on aurait vu comment se déplaçait le navire ennemi.
- Peut-être mais c'était net qu'il venait sur nous et ça ne nous aurait pas dit quelles intentions il avait, ce con ? Alors c'était de toutes les façons un loto, valait mieux pas passer. T'as tout bien fait comme y faut, je te dis !
Il nous a fallu un moment pour digérer ça. Nous sommes restés dehors, blottis l'un contre l'autre, émerveillés d'être là, deux coeurs qui palpitaient comme un seul humain... Deux siamois on était, c'était terrible.
Bon, on repart ?
Nous avons repris notre cap, nous somme lentement retombés dans la routine de la navigation déjà. Laurent s'est levé pour activer le radar, c'est quand même une aide à ne pas négliger. Les évènements m'ont bouleversée et je reste en état d'alerte. Laurent en profite pour aller dormir un peu. Je me confie aux étoiles et je m'apaise peu à peu. Il suffit d'un radar vieillot mais en parfait état de fonctionnement pour que je me sente vraiment bien dans cette nuit bizarre. Nous bénéficions d'un oeil à balayage constant désormais. Et quel oeil ! Qu'ils y viennent les navires fantômes. Le vent et la mer m'ont repris dans leur mouvement dansant. Et je suis vite retombée sous ce charme là. Une fois de plus, seule au monde, sauvée du monde. Ça fait tellement de bien de respirer. C'est franchement génial.
Parce que c'est vraiment comme ça la navigation. Des moments brefs d'intenses terreurs dont on n'a pas vraiment conscience parce que l'urgence c'est de sortir de ce merdier ; et des moments d'intenses bonheurs qui nous inondent et dépassent tout le reste.
Par exemple, au large de l'Espagne après Gibraltar, Le pitpit est revenu nous voir. Je l'aime bien cet oiseau. Il a l'air intelligent. Il garde sa tête bien droite et nous observe tranquillement. Il utilise le bateau pour de longues poses. Il est un peu fada ce drôle d'oiseau. Il se cale un peu au hasard sur la grand roue. Je l'ai pourtant dit qu'elle est traître celle-là et instable. A peine a-t-il fermé un oeil qu'il dérape et se rattrape in extremis d'un coup d'aile. Quelques battements désordonnés, faut qu'il reprenne ses esprits le pauvre. Finalement il fait comme nous. Il s'abrite sous la capote. On voit tout de suite ceux qui savent où il fait bon vivre.
Deux soirs de suite, juste avant la nuit, une tribu de dauphins nous a rattrapés. Ils nous ont offert un festival de cabrioles à l'avant du bateau. Laurent les appelait en tapant sur la coque. Et les dauphins revenaient. C'était impressionnant. Mais ils ne se laissent pas capturer par l'image. Ils sont imprévisibles, apparaissent, bondissent, plongent, nagent à fleur d'eau et disparaissent de nouveau. Ils ne sont jamais là où l'oeil les attend. Laurent était subjugué et heureux , aussi fou que ces facétieux nageurs.
Et puis la première pêche de Laurent. C'est notre premier et seul repas de poisson frais. Si, si, je vous jure que c'est vrai. Laurent a pêché une bonite. Un beau thon blanc d'au moins deux kilos. Non c'est pas une pêche de Marseillais. C'est une vraie belle prise qui nous a fait trois repas. Heureusement je dormais pendant ce temps là, je n'aurais pas supporté d'assister à l'assassinat . A mon réveil, je l'ai trouvée magnifique cette bonite. Mon estomac dominerait-il mon âme ?
La lune magnifique se levait avant la fin du jour. Le jour se levait avant que la lune se couche; Nous n'avons jamais été dans de vraies nuits. Dans la journée on a l'oeil occupé donc l'esprit aussi. Mais Le mouvement des astres est très lent. Il ne se passe rien la nuit. Même le ciel est difficile à lire sous la pleine lune, pour peu qu'il y ait quelques nuages. La nuit modifie l'espace. On a l'impression qu'on pourrait toucher la ligne noire de l'horizon. Quand le jour se lève l'horizon recule.
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Nous sommes arrivés hier dimanche vers seize heures aux Canaries soient trois jours et demi en mer. On est à l'heure TU. On dirait que c'est l'été ici. Je reste saisie par cette chance. Cette île de Lanzarote qui nous accueille est une chaîne de volcans. La roche est noire et le paysage lunaire. C'est magnifique, saisissant de solitude.
Le port de Puerto Calero est une marina d'un luxe époustouflant. Les bittes d'amarrage sont en laiton astiqué. Faut voir comme ça brille. Les pannes flottantes, ajustables à la marée, sont en teck. Quant aux sanitaires, c'est plein de chromes, de faïences magnifiques, de grands miroirs. Les vasques sont immenses. Grand luxe vraiment. Les quais sont bordés de palmiers cocotiers. Les parterres sont couverts de fin gravier noir, couleur de la roche ici. On croise des flâneurs élégants de tout âge. A l'entrée des pannes des annonces rappellent que les enfants et les chiens doivent être tenus en laisse. Les navires sont magnifiques. Il n'y a quasiment pas de français. On les reconnaît facilement avant de repérer le pavillon de nationalité. Ce sont les bateaux les plus minables. Les autres, les beaux brillants entretenus par les marineros du port sont de nationalités diverses, beaucoup d'espagnols, d'allemands, d'américains... quelques anglais. Les britanniques ne sont guère mieux lotis que les français. Nous avons été surpris de trouver des navires immatriculés au canada, à Salt lake City. Il y a beaucoup de catamarans. C'est une pause vraiment sympa après les brutalités maritimes.
Lors de notre dernière réunion d'équipage de bord, je vous rappelle que nous sommes deux à bord, nous avons décidé que désormais, en cas de séjours en port, on choisira de préférence les plus chics. Parce que si on s'offre du confort alors il faut que ce soit le meilleur. Sinon au va au mouillage. On est d'accord là dessus. Elle est géniale la vie...
Enfin en Espagne ça ne pose aucun problème car les ports sont bon marché. A Carthagène c'était moins de dix euros la nuit. Ici, c'est vraiment ce que nous connaissons de plus fabuleux pour moins de quinze euros la nuit... Je ne suis pas certaine qu'il existe des ports si raffinés en France. Et à quel prix ?
Il est tard. Laurent affamé commence à cuire les crêpes. Je le sais, il ne résistera pas au plaisir d'en faire sauter une. Et ici, les crêpes sautées n'ont pas hauteur sous barrot. Je crains le pire.
L'urgence m'appelle une fois de plus.
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Las Palmas - 6 décembre 2001
C'est la Saint Nicolas ; il fait 25 ° à Las Palmas, Gran Canaries. J'ai pris mon premier bain en atlantique. L'eau était sympa. Je me suis offert quelques brasses. Le cul au ras du sable, ne perdez jamais de vue que je suis terrorrisée par la flotte et que je déteste me baigner. A la maison, je ne prends que des douches et jamais l'eau ne coule d'en haut. J'ai toujours la douchette à la main et je m'asperge avec d'infinies précautions. Donc quelques brasses, pour faire celle qui s'éclate en Atlantique. Mais n'y croyez pas trop, c'est rien que du semblant.
Nous avons hésité à venir ici, moi j'étais même carrément contre. Notre guide déconseille fortement cette escale. Port dangereux, anarchique, mal équipé et saturé, que des horreurs. Mais Laurent avait contacté par radio SUBSOU, le bateau du copain Jean Pierre (celui de Carthagène dont je connaissais pas le nom). Donc Jean Pierre venait de s'y poser. Les deux hommes avaient envie de se revoir. Première révélation de ce voyage, Laurent a plus besoin que moi de communiquer avec les gens. Faut dire que moi, j'écris pour me défouler, pour rêver, pour rire. A chaque escale ma petite cure internet me permet de vous rencontrer. Je suis donc fort accompagnée. Ce n'est pas le cas de Laurent. Donc, j'ai fini par céder, après tout faut pas croire tout ce qui est écrit dans les livres. En fait depuis l'édition de notre guide pourtant tout neuf, la ville a fait un effort remarquable pour réhabiliter ce port. Il a été agrandi, dépollué, organisé. C'est récent et du coup il est quasiment vide. Entre nous et nos voisins on pourrait caser au moins trois autres bateaux. Donc nous sommes ici pour notre première démarche de vie sociale depuis le départ. Changement d'ambiance. Beaucoup de bateaux sont là parce qu'ils sont avariés... victimes d'avaries, si vous préférez. Notre voisin, un somptueux trimaran a cogné un objet non identifié en plein jour à dix huit nœuds. Un autre a des problèmes de régulateur d'allure, un autre des problèmes de pilote. un certain nombre des problèmes de météo. Et nous on voudrait traiter sérieusement notre problème de vide mulet, vice de mulet, vit de mulet. On voudrait aussi refaire de l'avitaillement en produits frais et puis des bricoles. Nous devenons plus intime avec le skipper de SUBSOU.
C'est pour lui qu'on est là. Il s'appelle Jean Pierre. Il doit avoir à peu près l'âge de mon fils aîné. Il nous parle beaucoup de sa compagne et de ses deux filles. Je les prends tous en affection. On passe avec lui d'excellents moments d'intimité et de partage. On attend ensemble que la météo nous aide à partir. Lui, il ira directement vers la Guadeloupe où doivent le rejoindre ses trois femmes.
Nous on veut s'offfir une escale par le Cap Vert. Mais on sait qu'on se retrouvera quelque part en Caraïbes. Il est radioamateur, aucun riqsque qu'on se perde.
Nous côtoyons et communiquons avec d'autres équipages. Les navires sont de tous styles. Ils viennent de partout et souvent de loin. Nos voisins sont Bulgares, Hongrois, Canadiens, Américains, Français. On cause ici toutes sortes de langues. Nous sommes passés du monde de la plaisance au monde de la navigation. Nous sommes tous en instance de grand départ. Les uns vers Dakar, les autres vers les Antilles direct ou le Cap Vert. On a le sentiment réel d'être entre gens du voyage. C'est un vrai bien être. Laurent et moi nous ne sommes plus tout à fait des plaisanciers. Même si nous ne sommes pas encore des navigateurs nous pouvons enfin nous identifier au monde de la mer. Et malgré notre ignorance des choses de la mer.
Des baroudeurs de tous poils, jeunes en général, hantent les pannes à la recherche d'embarquement. Je n'aurais jamais cru qu'il y avait autant de candidats pour ce genre d'aventure.
Trois heures du matin. Je me réveille en sueurs. Laurent ronfle à côté de moi dans la cabine arrière. Que fait-il là ? Panique dans ma conscience. Le navire est livré aux fantaisies du vent et du pilote automatique. 0n fonce je ne sais où dans la nuit noire. Pas un soupçon de lune. Pas une lueur d'étoiles. C'est le noir absolu, le gouffre total. Le bateau glisse sur une mer d'huile. Mon estomac se contracte sévèrement. Je n'entends aucun son, pas de fuite d'eau sous la coque, pas de râle de gréement, pas de crissement de cordages, pas de bruissement de voiles. Il se passe vraiment quelque chose de pas ordinaire.
Je suis coincée au fond de la couchette. Laurent me barre le passage. Mais pourquoi n'est il pas en veille ? Je suis immobilisée, impossible de m'extirper pour jeter un oeil dehors, reprendre les choses en main et me rassurer. Terrible moment de panique. Je secoue Laurent
- Laurent réveille toi, qui fait la veille, qui surveille notre route ?
Laurent hagard se dresse sur sa couchette, complètement dans le cirage.
- Je sais pas, tire le rideau..
Puis il réalise que c'est grave.
Il saute comme un démon de la couchette et soudain retombe sur le lit.
- Andouille, on est amarré au port, on dort à Las Palmas, regarde.
Je tire le rideau. Pas de doute, on est scotché au port. Les lueurs bienfaisantes de la ville sont là. La rumeur sympathiques des voitures me chante dans les oreilles. De loin en loin un camion plus proche troue cette rumeur. L'odeur sourde des gaz d'échappement, des usines et de la ville me chatouille merveilleusement les narines. J'éternue. Quel soulagement. Je me laisse tomber sur le lit estomaquée.
Et on rigole, et on rigole.
Croyez moi, il y a de vraies nuits d'enfer à bord....
Nous n'avons pas eu le temps de découvrir vraiment l'immense ville qu'est Las Palmas. Il semble que ce soit une ville moderne, affairée, bruyante fatigante. Mais il faudrait que je prenne le temps d'aller vers la vieille ville pour avoir une idée plus juste des charmes secrets de ce site. Pour le moment cela m'échappe complètement. Toutefois, le port est vraiment très agréable. Notre panne est à au moins trois cents mètres du quai. Nous ne sommes pas gênés par la vie citadine. Je vous confirme que ce port est vaste, facile d'accès. Quant aux places, on a l'embarras du choix. Nous sommes sept ou huit par pannes, elles sont prévues pour une trentaine de bateaux.
Laurent avec le réseau radioamateur établit des liens. Hier nous avons eu la visite d'un couple qui habite là depuis deux ans. L'homme est venu lui apporter un autre type de cartes météo. Personnellement je n'ai pas saisi l'intérêt, car nous sommes extraordinairement soutenus par le "Réseau du Capitaine". Ce sont des hommes qui font un travail remarquable et dont nous apprécions la fiabilité. Bien sûr que c'est vrai ! C'est de la météo marine qu'ils nous transmettent. Par exemple, ils nous disent depuis trois jours que probablement nous ne partirons pas mardi. Bingo, ça se confirme. ! On sait qu'à Gibraltar et au delà ça bastonne dur. Ici Pétole ! Partir pour faire trois jours au moteur, ce n'est pas raisonnable. D'accord !
Donc on est toujours là et probablement jusqu'à jeudi ou vendredi. La fenêtre météo idéale serait jeudi avant midi. C'est pas beau ça ! Et le plus génial c'est qu'à partir de là, on bénéficie enfin des alizés mythiques. Un bon vent pour filer au largue, au large. Y'aura théoriquement un petit problème. Grâce à la dépression du Nord, la houle sera d'environ six à sept mètres. Joli chahutage, chahutage n'est pas forcément chalutage, en perspective. Après tout, ce ne sont que des prévisions.
On garde donc la direction et la force des vents qui nous conviennent parfaitement. Pour l'état de la mer d'ici jeudi, ça changera peut-être.
Actions :
Laurent a fait usiner une pièce idéale pour sécuriser notre hale-bas rigide qui a fini par avoir vraiment mauvaise mine. Théoriquement on l'installe demain.
Quant à moi j'ai fini les rideaux tribord du carré. Un petit coup d'oeil à droite en regardant vers l'avant du bateau. Ils sont or, de couleur jaune si vous voulez banaliser, avec de magnifiques soleils en surimpression. Ouah, comment ça crache ! Super. D'accord les ourlets sont un peu hésitants, une ligne ondulée, une sorte de vague. Est-ce que ça choque vraiment dans un bateau ? Mesuré, taillé et surtout cousu main. Bel ouvrage ma foi ! Laurent ne partage pas mon enthousiasme. je me demande bien pourquoi.
Le propre de la vie à quai, c'est de flâner, de s'attarder sur les pontons. Boire un café par ci, un apéro par là, une coupe de vin, c'est un acte social important. C'est rudement intéressant de faire parler les compagnons. Ils ont tous plus vécu que nous; on en raconte de belles sur nos futures destinations.
Entendez ça : les autorités locales du Cap Vert sont fouineuses, enquiquineuses, pointilleuses en un mot emmerdantes. Donc armez-vous de patience lorsque vous voulez passer par les services d'immigration. Vos nerfs quelque peu émoussés devront s'y faire. Il ne s'agit pas de rigoler dans ce monde là.
La sécurité est douteuse en particulier dans la capitale à Mindelo. Pour les autres villes, les ports sont sympas mais les mouillages, c'est l'horreur. Le temps d'arriver sur la plage avec votre annexe, votre bateau a été dévalisé ; le temps de faire trois pas pour vous dégourdir les jambes, votre annexe à disparu. Si vous pouvez vous dépatouiller pour remonter à bord, c'est sympa parce qu'à ce moment là, un jeune garçon souriant arrive avec une annexe qu'il a "trouvée un peu plus loin". Il est prêt à vous la vendre un bon prix. Super, c'est la sœur jumelle de celle que vous avez perdue. Dommage, elle est livrée sans le moteur. !C'est pas dramatique on ne s'éternisera pas au Cap Vert et peut-être qu'on dormira à tour de rôle dans l'annexe...
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Las Palmas - Gran Canaries
La météo est toujours défavorable pour les jours qui viennent. Vent sud/sud ouest, deux à quatre nœuds ! Nous n'allons tout de même pas partir au moteur, pour un périple annoncé de huit cent cinquante milles. Le rendez vous Alizé est pour samedi. D'accord. Ainsi nous ferons un peu de tourisme. Nous décidons de louer une voiture et d'aller à la découverte des terres.
Premier moment de jouissance totale lorsque nous nous asseyons dans la voiture. Incroyable comme on se sent bien lorsqu'on a le derrière calé dans les coussins. Nous sommes fascinés de la vitesse à laquelle nous avançons dans les rues pourtant fort encombrées. J'en conviens aujourd'hui, vivre en ville à pieds lorsque les services de transport urbain sont rares, c'est épuisant. Epuisant pour nos jambes, épuisant pour nos têtes, nos oreilles en particulier, épuisant surtout pour mon dos.
Les quartiers autour du port et la partie de la ville appelée Isleta sont des centres urbains modernes, affairés et bruyants. La concentration urbaine à Las Palmas est affolante. Nous sortons difficilement de cette zone.
Autoroute du Sud, une direction "Vallée Juvamar" nous paraît de bonne augure. A ne se fier qu'au nom indiqué on se retrouve à échelle plus réduite au quartier "frais vallon" de Marseille. Ce ne sont pas des endroits destinés aux touristes. Les immeubles font trois ou quatre étages.
Ils sont posés un peu n'importe comment. On a l'impression que les façades ont été peintes avec ce qui restait de pots de peinture d'un immeuble à l'autre. Depuis le front de mer, c'est du meilleur effet. Ça fait des taches colorées et vivantes sur la roche noire. Mais de près c'est autre chose. Les bords de route et tout l'environnement sont envahis de plastiques, gravats, détritus de toutes sortes. Nous croisons des enfants qui sortent de l'école, des gens affairés qui rentrent chez eux. Nous sommes déconcertés. Le peuple que nous croisons n'est pas en harmonie avec le quartier. Ce sont des gens très soignés. Les gamins ne jouent pas au foot avec leur cartable. Ils sont en uniforme. Les femmes poussent de magnifiques landaus.
Nous finissons par sortir de la ville. Plus une âme qui vive. La campagne est lugubre. Des montagnes de roches noires nous cernent. On a l'impression de grimper sur d'énormes crassiers. Des palmiers rachitiques et même les figuiers de barbarie font peine à voir. On prend la direction de Santa Brigida. C'est un autre monde. Ville dortoir, magnifiques villas, magnifiques rues ombrées. En face d'un hôtel cinq étoiles on trouve un alignement de restos. Ouf, on meurt de faim et on ne trouve pas une boutique dans cette ville résidence.
Repas économique et sympa, bouclé en moins d'une heure. C'est vrai qu'on apprécie la vélocité des serveurs. A peine êtes-vous assis que la carte vous tombe sur la table. A peine la carafe d'eau est-elle sur la table que l'entrée vous est servie. Vous avez tout juste fini votre assiette que la suivante est déjà posée à côté. Génial.
On repart vers le centre de l'île. Sur l'autre versant le panorama change complètement. La campagne devient verte et opulente. Des arbustes magnifiques qui sont en France des plantes d'appartement, inondent l'espace. Il y en a le long des routes, il y en a dans les jardins, il y en a dans les terrains en friche, il y en a partout. Ce sont de grands arbustes qui donnent un air de fête à la campagne. Les feuilles du bas sont vertes et plus haut sur la tige, elles deviennent rouges. En haut des tiges il y a une espèce de grappe de fleurs jaunes. Celles que nous trouvons chez les fleuristes sont un peu les petites sœurs de celles-ci. Les palmiers sont immenses et n'ont pas été dépouillés de leurs vieilles branches qui pendent le long du tronc comme de la paille. On dirait qu'ils sont en robe de chambre. Il y toutes sortes de cactus géants. Le fameux candélabre toujours minable sur nos terrasses étire ses grands bras pour toucher le ciel. Les figuiers de barbarie sont larges et gras. Il y a aussi de grands eucalyptus. Nous nous demandons comment cette végétation si diversifiée peut cohabiter. Mais nous ne sommes pas des spécialistes et cette question ne nous étonne pas longtemps. C'est si bon de se laisser émerveiller.
Après Vega de San Matéo nous montons vers le parc national. D'un coup on tombe dans une nappe de brouillard et nous ne voyons plus rien. Nous continuons de monter jusqu'au sommet dans le brouillard. On ne s'arrêtera que quelques instants pour faire quelques pas entre les eucalyptus dans l'air humide avec un rien de déception.
Sur le versant sud vers Telde on quitte le brouillard pour retrouver la mer. Tous les villages qu'on traverse bénéficie de la même architecture complètement anarchique. Il n'est pas rare que le mur d'une maison soit de plusieurs couleurs. Le bleu outremer s'oppose au vert billard sans le moindre souci d'harmonie. Quand au jaune (canari ?) c'est la couleur maîtresse des habitations souvent mélangée à du blanc ou à une autre couleur. La plupart des édifices publics et souvent les églises sont de ce jaune plus ou moins ocre. Les villes ont l'aspect béton des villes nouvelles. Rien à retenir. On revient à Las Palmas et nous avons un aperçu du vaste espace touristique du littoral et des plages immenses et magnifiques. Mais à part les plages, je crains qu'il n'y ait pas grand chose de passionnant à faire à Gran Canarie. Nous profitons de la voiture pour repérer la cathédrale et les vieux quartiers de Las Palmas. Découverte à faire demain, à pied, à trois kilomètres du port. Une promenade de santé !
La cathédrale de Las Palmas est un édifice en espèce de grès gris-noir; probablement la roche volcanique locale. Elle date de 1570, mais à part son énorme silhouette, elle n'a rien d'admirable ; deux clochers de chaque côté et une sorte de tabernacle ouvert et vide dépassent du fronton. Pas une statue, pas de découpes de pierre façon dentelles. C'est sombre, c'est sobre. Il paraît que l'intérieur est riche et magnifique mais le portail est fermé lorsque nous nous présentons. Nous ne sommes hélas pas du genre à piétiner des heures devant une église. Nous quittons les rues piétonnes dont la foule déborde des boutiques pour nous enfoncer dans les petites rues de quartier. Notre promenade prend une autre dimension. Les appartements donnent directement sur le trottoir. Les gens qui passent s'arrêtent, toquent à la fenêtre pour parler à leurs voisins, voisines. On croise un homme endormi sur son canapé. On salue un autre qui regarde la télé vautré dans son fauteuil. Les gens disent bonjour, ils sont souriants. Ils sont à la fois dedans et dehors. C'est la vie intérieure des familles posée à fleur de trottoir.
La météo se prolonge dans les mêmes conditions mais on a décidé que si le vent ne venait pas à nous, c'est nous qui irions à lui. Ras le bol d'attendre. C'est décidé nous partirons demain...
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Nous attendons le "Réseau du Capitaine" pour avoir un dernier pronostic météo avant de prendre la mer. Les conditions ne doivent pas changer d'ici mardi. Nous attendons l'alizé depuis dix jours. Probablement que ça suffit. Jean Pierre sur Subsou partira dans un jour ou deux. Il a encore des petits problèmes à régler avec son régulateur d'allure. Mais nous, c'est décidé, on se casse.
Aussitôt dans la baie, nous trouvons une mer croisée, houleuse. Vous savez celle là qui est idéale pour réveiller le mal au coeur. L'eau est grise ou bronze. Je déteste cette couleur. Depuis le départ des Baléares, le mal au coeur, je l'ai de manière systématique. Je pense que nous restons trop longtemps abrités dans les ports et que je me désamarine.
Je vois défiler la ville, la cathédrale toute noire qui se détache comme une ombre monstrueuse au milieu des immeubles colorés de la ville. Je ne profite guère de ces images. Je ne me sens vraiment pas bien et Laurent ne vaut guère mieux que moi. C'est particulièrement difficile pour moi. Un violent coup de cafard prend le dessus. Les garçons me manquent. Je pense à leurs taquineries, je les entends, je les vois et ils ne sont pas là. Je vous parlais de mal au coeur, voilà ça s'aggrave. Laurent est désolé de me voir si piteuse. Il fait le clown. Il me raconte des trucs compliqués pour m'occuper l'esprit et je fais semblant de l'écouter. Je me demande vraiment ce qu'on fiche là. J'en ai plus que marre d'être roulée d'un bord sur l'autre. La mer devient savonneuse, pas étonnant que j'ai l'impression de me casser la figure dès que je lève les yeux.
Dans la soirée je me sens mieux. J'avale deux bols de soupe. On décide de tirer un grand bord vers le Sahara. A neuf heures le vent se réveille. On est au près mais du coup on accélère. On décide de prendre un ris dans la grand voile. Sous la lumière restreinte de la lampe de pont, c'est un beau cirque cette opération. Enchevêtrements de cordages et nœuds en tous genres, voiles face au vent qui battent le rappel. Dur quand on est à moitié dans le cirage. On finit quand même par venir à bout de cette prise de ris délicate. On file six, sept nœuds, voiles réduites, on est plutôt content. Pendant douze heures on ne croise pas âme qui vive. Il n'y a pas de lune mais le ciel est clair. Et les étoiles donnent une lumière tamisée fort sympathique. J'ai rarement vu ciel autant étoilé. Ma parole, c'est presque une nuit de Noël.
On tire des bords entre cinq et six nœuds, à 20° de notre cap.
La carte nous dit que nos sommes au large du Maroc, on longe le Sahara occidental. Le temps est toujours au beau fixe et on tire toujours des bords, vitesse hélas très restreinte, entre trois et quatre nœuds dans la journée. La nuit on met le moteur, pendant environ six heures, pour permettre à celui qui dort un repos tranquille, sans souci de navigation. La mer à peine ridée déroule son tapis de houle. C'est magnifique. On se croirait au milieu de prairies ou de champs immenses et vallonnés, qui ne sont ni bleus, ni verts. Quelquefois quand le vent souffle sur les terres il donne aux blés ce mouvement de vagues ample et magnifique. Mais ici l'immensité de l'espace est terriblement impressionnant. La mer s'étale et on avance en douceur dans ce champ immense aux couleurs moirées et changeantes. Lorsqu'il n'y a pas de vent en Méditerranée, la mer devient lisse et brillante, tellement lisse qu'on croirait glisser sur une patinoire. Ici, ça n'arrive pas. Il y a toujours, des rides, des bourrelets, des dunes. La mer ici est en mouvement permanent. La température est douce et on se laisse simplement bercer. Nous avons vaincu le mal de mer. Je peux aller et venir sur le bateau très librement. Je fais la cuisine dans le carré. On mange dehors. La température est d'environ 20° dans la journée, 18° la nuit. Je lis, je fais des mots croisés. On écoute beaucoup de musique aussi. Nous avons des rendez-vous fixes qui ponctuent le temps et font que les journées filent à toute allure.
A huit heure trente le matin, on passe un petit moment radio amateur avec l'un ou l'autre des copains de Touraine. Jacques et Roger sont d'une fidélité remarquable. A midi, nos amis Canadiens nous donnent la météo pour les jours à venir et nous conseillent la route. Le soir vers vingt heures Laurent passe une petite heure avec toutes sortes de gens. C'est le moment un peu plus intime avec Jacques quand il est là. Il y a aussi l'ami de Montpellier qui prend régulièrement des nouvelles et téléphone à notre fils José pour les lui transmettre. On retrouve plus ou moins les mêmes. A travers notre route, qu'ils suivent depuis leur station radio, ils s'intègrent eux aussi à notre voyage. On leur raconte les étoiles, le ciel, les conditions de navigation et comment on avance. Et puis on blague. Il n'y a aucune obligation dans cette relation et c'est ce qui fait sa force. Il s'agit simplement de deux ou plusieurs personnes qui ont envie de naviguer avec nous depuis leur espace radio posé à terre.
C'est une nuit magnifique. Nous sommes à environ cent cinquante milles de la côte. Nous avons remarqué sur la carte marine que les fonds de mille mètres de profondeur forment un plateau qui remonte à cinquante mètres en plein sur notre route. Pas la peine de se dérouter. Y a pas de souci, avec nos deux mètres de tirant d'eau, on a de la marge.
Je me réveille pour mon tour de garde. Laurent ne m'entend pas. Je passe la tête dehors. J'en crois pas mes yeux. Y'a des lumières de tous les côtés. Je sors comme une bombe.
- Mince qu'est ce qui se passe ici ? Où on est ?
Laurent pousse un soupir.
- C'est incroyable. Tu fais bien de te réveiller. On est cerné par les bateaux de pêche. J'en ai compté trente autour de nous dans un rayon de moins de quatre milles nautiques.
- En face du désert, mais d'où ils sortent ces pêcheurs ?
Laurent me conseille de regarder dans l'eau. Et alors je réalise qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. Le bateau avance sur un cercle de lumière phosphorescente. Les vagues d'étrave éclaboussent l'eau noire de gerbes étincelantes. Et lorsque mes yeux s'habituent à l'obscurité, je vois d'énormes éclairs qui traversent les vagues tout autour de nous. Je n'ai jamais rien vu de plus extraordinaire.
Ainsi nous sommes sur les fameux plateaux qui doivent être saturés de zooplancton. Le zooplancton c'est des amas de micros crustacés. Ils dégagent cette lumière quand on brasse l'eau. Les éclairs sont tout simplement des poissons qui fuient autour de nous à travers le zooplancton. Et les pêcheurs s'en donnent à coeur joie.
Les projecteurs arrière ou latéraux des navires nous renseignent sur leurs manœuvres de chalutage. Selon qu'ils ont leurs feux de route ou pas, on sait qu'ils ont de l'erre ou qu'il n'en n'ont pas. Et on fait du slalom en tenant compte des cent cinquante mètres de filet qu'ils peuvent tirer. Laurent a mis le radar. Quelquefois, il ne sait pas s'il voit un ou deux bateaux. Les éclairages se confondent. Le radar les positionne parfaitement et permet de voir leurs déplacements. Vous avez remarqué que l'expérience nous rend moins bête. On sait exploiter notre radar désormais.
- J'ai l'impression d'être place de la Concorde à sept heures du soir. Depuis deux heures je slalome entre eux. Mais on sort de la zone. Je vais bientôt te laisser le pilotage.
- Oh qu'est ce qui lui prend à celui-là ?
Celui-là, c'est un énorme chalutier qui n'avait pas de feu allumé sur son chalut et Laurent s'est approché trop près en pensant qu'il faisait tout simplement route normale. Et le voilà qui corne comme un damné et qui nous envoie ces projecteurs en plein dans la tête. Belle illumination ma foi, qui met bien en évidence cette fois son chalut à l'arrière du navire. Virement de bord vite fait, bien fait. Je me suis réveillée au bon moment, on dirait.
Une heure plus tard on laisse les pêcheurs loin derrière nous. Nous sommes seuls avec la mer. Dans la nuit, on a l'impression de naviguer sur un cercle de lumière. L'écume s'éclaire de lueurs vertes et jaunes. Laurent épuisé a rejoint la couchette avant, et moi, je m'offre seule sous le ciel étoilé trois heures de magie pure et d'émerveillement.
Depuis mercredi nous ne faisons plus de veille active. Nous naviguons dans un désert. Nous sommes seuls au monde au milieu des vagues comme des dunes à perte de vue. En quatre jours, nous avons croisé trois cargos, les deux premiers de très loin, le dernier c'était dans l'après-midi et ça n'a pas posé problème. La nuit on se fie au radar pour nous protéger d'une rencontre fortuite. Il veille pour nous de onze heures ou minuit jusqu'à six heures du matin. Laurent reste en début de nuit et je prends la relève à six heures. Pour rien au monde je ne voudrais louper le lever du jour. Je vous raconterai plus tard le jour qui se lève. Je n'ai pas fini de m'imprégner de ce miracle quotidien.
La nuit je dors dans le carré car j'ai l'oreille plus fine que Laurent pour déceler l'alarme radar. Lui, c'est les changements d'allure du bateau qui le réveillent. C'est important quand on navigue à la voile. Le moindre changement le sort de son sommeil. J'ai beau savoir qu'il est particulièrement sensible à sa position sur la couchette, il m'impressionne à chaque fois. Pour moi, gîter d'un côté ou de l'autre, ou pas gîter du tout, c'est pas ça qui me réveille quand je dors. Je me moque complètement de la manière dont je suis couchée. Aussi bien je dors assise ou par terre ou debout. C'est épatant comme ça. Nous avons chacun nos aptitudes, et elles sont importantes toutes les deux. Laurent c'est les mouvements du bateau, moi c'est le moindre bruit.
Et selon l'état de la mer, le bateau parle d'une autre manière. Les cordages grincent ou ils chantent, les voiles claquent ou sifflent. Lorsque le vent souffle de l'arrière la bôme se prend pour un tuyau d'orgue. C'est une autre sorte de concert. La coque gémit, ou bien elle cause. Les vagues grattent, frappent ou caressent. Souvent Laurent et moi on se regarde tout surpris. Au même moment, on croit entendre une voix humaine, un cri ou une mélodie. C'est simplement notre bateau qui vit avec la mer. Parole, les sirènes, on les entends souvent.
Peut-être que nous sommes bénis des dieux de la mer.
Chaque jour Laurent met sa ligne à l'eau. Le deuxième ou le troisième jour, je me suis dit que ça devenait lassant cette manie de rincer son fil. Et puis on ne sait pas pourquoi ça a commencé à marcher, du maquereau pour commencer. Et puis le grand soir, la grande fête à bord, c'était vendredi soir, inouï, incroyable, j'étais convaincue que c'était seulement des histoires de pêcheurs à terre autour d'un pastis. Laurent a pêché une magnifique daurade, la fameuse, l'illustre dont je n'ose pas écrire le nom de peur de l'estropier, vous savez, la cori... Si vous pouviez imaginer le sourire fier et béat de Laurent. Et depuis, il fait des merveilles à la pêche. C'est peut-être comme la chasse aux champignons la pêche. On cherche, on cherche, on peut rester bredouille pendant des heures. Il suffit d'en croiser un, pour que toute une culture apparaisse et que le sol se tapisse de jolis bolets bruns.
Deux mois de navigation viennent ainsi de passer depuis notre départ de Martigues. Nous sommes aujourd'hui en vue du Cap Vert. Dans l'Est de la France, En Touraine, A Marseille, partout où sont semées nos attaches, les gens baignent dans l'effervescence du réveillon. Dans la plénitude de la mer, impossible d'imaginer cette ambiance festive, pleine d'opulence et de richesses. C'est presque Noël et cela ne représente absolument rien de particulier pour nous. C'est en principe notre dernière nuit de veille avant le Cap Vert. Comme nous nous rapprochons des côtes. Nous avons repris notre veille active. A quatre heures du matin, je prends la relève. A sept heures le jour se lève. Nous sommes à vingt milles de l'île de Sal. Je devine les découpes de la côte. Je contacte les amis Tourangeaux par radio. Pierre est là, attentif, anxieux. Ouf, on est presque arrivé. Il va passer un réveillon détendu.
Le soleil luit. Il fait 23 °. Il fait délicieusement bon. On longe une île plate de roches sombres. Posés ça et là quelques sommets arrondis.
Laurent manque d'enthousiasme. Il n'est pas sûr de ce qu'il voit.
- On dirait des verrues, pire que ça on dirait des pustules. C'est moche non ?
C'est bête à dire, mais ça s'appelle le Cap Vert alors on attendait de la verdure. C'est un autre désert qui nous accueille, c'est un désert sinistre. La houle d'ouest de trois ou quatre mètres se brise sur les rochers. Des gerbes énormes éclaboussent la côte. On aperçoit deux éoliennes et d'énormes citernes Shell. On sait que l'entrée du port et de notre mouillage sont par là. D'immenses nappes d'écume jaunâtre salissent la mer qui s'agite. Nous sommes inquiets, le mouillage risque d'être rouleur.
Pas la peine d'insister sur nos péripéties de mouillage. Il y a trente voiliers dans un espace qui peut raisonnablement en accueillir une vingtaine. Presque tous en attente de météo alizé pour traverser. Certains sont là depuis quinze jours. Après trois ou quatre tentatives d'accrochage de notre ancre dans un trou acceptable, on finit par se caser. Rude gymnastique pour mes épaules. Oui, y a un guindeau électrique pour l'ancre mais quand on refait la manœuvre et qu'on la fait et la refait et qu'un orin a été annexé à l'ancre, forcément je cafouille quelque peu . Un vrai cirque. Je suis épuisée quand on décide que là où on est on reste. Je suis, vaseuse, déçue.
Un petit tour de reconnaissance à terre s'impose. Gonflage d'annexe, quelques vêtements plus "habillés", godasses autour du cou, et nous voilà sur le quai des pêcheurs. Le village s'appelle Palmeira au nord ouest de l'île. Et ce n'est pas du tout, absolument pas ce qu'on m'a raconté du Cap Vert. Dès qu'on a posé le pied sur le quai, les gens viennent à nous. Ils se présentent, nous demandent d'où on vient. Comment ça va. Les gamins sont magnifiques, beaux comme des premiers communiants. Sont-ils déjà en habit de dimanche ? Les petites filles ne sont pas prêtes, même les toutes petites de cinq ou six ans. Elles courent devant nous avec des bigoudis sur la tête. On devrait se sentir en parfaite sécurité ici, sauf qu'on a été pollué par ceux qui parlent de la ville. Les autres plaisanciers vont à terre en laissant leur bateau ouvert. Ils laissent leur annexe à un anneau à quai sans surveillance. Nous on ne sait pas. On n'ose pas et on cadenasse aussi bien le bateau que l'annexe. Je pense qu'on a eu tort. Les gens qu'on croise précisent dans un français très approximatif et avec un sourire indulgent, qu'ici c'est un endroit bien, qu'il n'y a rien à craindre... et Joyeux Noël... Je n'ai pas bonne conscience. je crains que nous les ayons offensés.
On baragouine avec ces gens qui parlent exclusivement créole une espèce de bouillie de portugais et d'anglais. On se comprend tout de travers, et on finit au bar du village. Laurent offre un coup à boire. Comme il refuse le deuxième tour, nous sommes invités à la soirée de Noël qui se passe sur la place. Ce premier contact avec le village est déconcertant. Je ne me sens pas à l'aise du tout. Les neufs jours de mer ont "ensuqué" Laurent. Lorsqu'on rentre au mouillage, il monte le premier à bord et oublie l'annexe avec moi à bord évidemment. Je dérive gentiment vers le large. J'ai les rames mais la dame de nage est foutue et je n'arrive pas à lutter contre la houle et le courant. J'ai l'air maligne ; je rouspète méchamment et bien entendu Laurent rigole, l'infâme. Sur le coup, je l'ai très mal pris. Je croyais me poser dans la cabine et dormir. Et je suis là dans l'annexe à m'éclabousser avec des coups de rame parfaitement inutiles. Et plus je m'énerve, plus je me trempe et moins je rame. Que je sois inondée de flotte ce n'est pas grave, le soleil aura vite fait de m'essorer. Mais zut je voudrais bien revenir au bateau. Je me sens affreusement ridicule et ça m'énerve. aïe aïe aïe. Et Laurent rigole toujours depuis la plate forme du voiler au lieu de plonger à mon secours. Si je l'attrape celui là, je l'étripe. D'un coup, ma colère tombe. Je suis découragée. J'en ai marre. Je me laisse simplement dériver vers le premier bateau assez proche. L'homme à bord m'a vue arriver. Il ne rigole pas lui. Ma bêtise doit l'énerver. Il se penche au dessus de son étrave. J'attrape sa chaîne de mouillage et je me tire vers lui. On se regarde, on ne se parle pas. Je voudrais juste dormir. Je lui tends une de mes rames. On se tient comme ça quelques instants l'un à l'autre. Et moi, j'attends, c'est le vide absolu dans ma tête. Je me fiche complètement de ce qu'il fera. J'envisage de lâcher la rame, de me coucher dans l'annexe et de dormir, et lui il fera ce qu'il veut de mon problème.
C'est la seule idée qui m'effleure, je me sens un peu pompette. Pourtant je n'ai pas bu d'alcool. Que m'arrive-t-il ? L'homme qui siffle entre ses dents devient complètement flou et il bouge d'une drôle de manière. Zut alors, que je suis vraiment fatiguée. Un jeune homme tout beau, tout noir, se pointe dans un zodiac pétaradant. Je me rends compte qu'il attrape mon amarre et me tire. Il me ramène tout simplement chez moi. Non, je ne rêve pas. Ce n'est pas un Tarzan des mers. C'est tout simplement le "boy" de service. Je le salue d'un geste, mais il ne me regarde même pas. Le sourire que je fais l'effort de lui adresser se cogne au cul de son annexe. Il est déjà parti. Il a du bien ricaner de me voir si godiche. Je suis si lasse, que je n'ai même plus envie de me disputer avec Laurent quand je monte sur voilier. D'ailleurs il ne rigole plus trop Laurent en m'aidant à me hisser sur le pont.
Une fois en sécurité sur Lune de Miel, je me sens bien ridicule avec ma colère. Je suis si fatiguée. Je ne sais plus si nous nous sommes parlés Laurent et moi. Je m'affale sur ma couchette. Après tout il n'y a que ça d'important à ce moment là. Je ne veux rien savoir d'autre que le sommeil dans lequel je vais enfin me laisser tomber pour quelques heures.
Dès que je suis couchée, mes idées s'éclaircissent. Il est sept heures du soir. Notre petit réveillon de mouillage est prêt. Les deux garçons nous ont parlé au téléphone dans l'après-midi. Je suis apaisée. Je dors deux bonnes heures.
Lorsque je me lève, Laurent a préparé une gentille table de carré. La soirée est sobre mais sympa. On rigole de mon épopée en annexe. On écoute radio cap vert qui émet de la musique de Noël, un tour d'horizon des chants de tous les pays. A Noël au Cap Vert on écoute "mon beau sapin" "le Noël blanc" et toutes sortes de chants qui parlent de neige, de rennes, de traîneaux. Pour les enfants d'ici je me demande ce que ça évoque le mot neige. Pour nous c'est un réveillon intime et génial.
Le jour de Noël à Palmeira, à neuf heure le matin, il fait 26 degrés. Mais le vent souffle doucement de l'est et nous rafraîchit merveilleusement. On se sent terriblement bien ici. Nous ne ressentons pas ce sentiment d'envahissement si fréquent dans les mouillages de vacances. Pourtant, il ne fait aucun doute qu'on se gêne plus ou moins. Les zones d'évitage ne sont pas franchement respectées. Il y a dans le mouillage une solidarité qui nous surprend et qui nous réjouit. On n'a pas d'argent local et il n'y a pas moyen d'en trouver avant mercredi. Aucune importance. Un voisin nous a avancé trois mille escudos qu'on ne lui demandait pas. On les rendra quand on pourra. D'autres qui ont eu des problèmes en arrivant sont venus nous conseiller pour notre mouillage. On cherche le gas-oil dans des jerrycans. Un quelconque bateau que nous n'avions pas repéré est venu nous en emprunter pour faire son plein en une fois.
Ce matin nous avons fait un tour dans le village. Les maisons sont précaires, plus ou moins finies. La rue principale est goudronnée. Il y a une petite place avec une rue qui va vers le port et passe devant l'église. Celle là est pavée. L'église, c'est plutôt une petite chapelle toute rose. On dirait une maison de poupée. Mais tout le reste, c'est des habitations en parpaings, rarement crépies, posées sur la terre tassée. On va de l'une à l'autre dans un dédale de venelles en terre battue. Les rares boutiques ne se différencient pas des maisons d'habitation. Une vieille femme abrité sous un arbre a posé un grand sac en jute tout bosselé devant elle. C'est la boulangère qu'on a cherchée longtemps dans un magasin qui n'existe pas.
Le village a fait la fête toute la nuit. Les échos de la musique ont troué le mouillage de dix heures le soir jusqu'à neuf heures ce matin. Beaucoup de monde maintenant s'active. Mais ils ont tous plus ou moins les cheveux à la verticale. On a flâné dans le village et en dehors. Laurent s'est fait d'autres copains qui nous ont initiés au punch local. Il est moins cher que la bière et moins cher qu'un verre d'eau.
Il y a une semaine nous plongions notre ancre dans cette baie avec pas mal d'appréhension. L'aspect désolé de cet énorme caillou, gris, plat et desséché, nous a vraiment inquiété. Ce n'était certes pas ce qu'on attendait du Cap Vert. Ensuite nous avons été saisi par l'harmattan, un vent local qui vient de l'Afrique et déplace d'énormes nuages de sable. Nous nous sommes réveillés au milieu de la nuit complètement estomaqués. Pourquoi ce cauchemar de mistral sifflait-il dans les haubans en pleine nuit et si loin de la Provence ? Coup d'oeil inquiet par le hublot. Les bateaux dansaient sur leur ancre et la mer soulevait des gros paquets de mousse sur la plage. La plupart des équipages veillaient sur leur pont. Toute la journée nous avons ainsi été chahutés dans le mouillage. La plage s'enveloppait d'un épais brouillard de sable. La lumière était tamisée de rose. Bien entendu dès qu'on était dehors, le vent cinglant nous gavait de poussière. Pas facile de tenir debout sur le pont. C'était pénible et impressionnant. Quant à prendre l'annexe pour accoster sur le quai, cela relevait de l'exploit. Dans la matinée nous avons dû reprendre notre mouillage parce que bien évidemment nous roulions sur un voisin. Celui de devant glissait sur notre ancre. On lui est passé bien prêt. Quand j'ai voulu lever l'ancre, un cordage coinçait dans la baille de mouillage, qu'est ce qu'il faisait là, celui-là ? Il s'est pris dans la chaîne. Laurent n'arrivait pas à tenir le bateau contre le vent. Il me braillait des ordres auxquels je répondais en hurlant que j'avais des problèmes et d'autres chats à fouetter que de l'écouter. Je vous laisse le soin d'imaginer cette pagaille; la joie totale. Mais il n'arrive rien d'insurmontable quand on a un couteau suisse dans sa poche. Deux coups de lame exaspérés, le nœud qui coinçait ma chaîne, proprement égorgé, est tombé en mer. Bien fait pour lui. Ne me demandez pas à quoi il servait.
Nous sommes restés à bord toute la journée à surveiller les mouvements désordonnés et violents du bateau. Il n'y avait rien de possible à faire à terre. Et puis, on préférait être vigilant à bord. Plus d'un a dérapé. Deux résidents permanents du mouillage ont perdu leur ancre. Pourquoi cette agitation infernale dans un mouillage jusque là si tranquille ? Et puis, le vent est tombé en début de soirée aussi brutalement qu'il était arrivé. Le calme est revenu, magique.
Beaucoup plus sympa, la nuit suivante nous avons été réveillés à deux heures du matin parce que nous ne sentions plus aucun mouvement. On se serait cru dans notre lit en Provence tellement c'était tranquille. Le silence était absolu. Préoccupé par ce calme incongru, on jette un oeil par le hublot. On s'attend à voir les bateaux plus ou moins alignés comme ils étaient en début de nuit lorsqu'un courant d'air vivifiant les maintenait sagement au bout de leur chaîne. Mais la vision qui nous est offerte sous la lune est toute autre. Il n'y a pas un pet d'air. Les voiliers n'ont plus leur allure de gentils toutous qui tirent sur leur laisse. Ils sont face à face, parallèles, têtes à culs ou tête à tête. Certains donnent l'impression qu'ils se causent. Pendant que les équipages dorment, les navires sans vent n'en font qu'à leur tête. Etant donné l'organisation des mouillages, plus d'un est venu caresser son voisin. On échange quelques mots pour rire avec ceux qui veillent. Mais pour nous pas de soucis. Pour une fois, on est bien casé. On peut se recoucher l'esprit tranquille. Quel bonheur inestimable. Au matin, y'en a qui ont de petits yeux, et ce n'est pas d'avoir fait la fête. Enfin, tout cela est anecdotique. Ces petits soucis sont compagnons obligés de notre vie au mouillage.
Nous attendons toujours le vent de nord/est, qui est annoncé, et nous permettrait d'aller vers l'île de Sao Vincente dans de bonnes conditions. Nous ne sommes pas pressés. Cette île peu accorte nous plaît infiniment.
Nous nous sommes habitués à l'aspect désolé, décharné, sauvage, aride de ce caillou plus noir que gris. C'est aussi l'ambiance tranquille des familles au quotidien. C'est un vrai privilège de pouvoir s'y poser. Nous nous y sentons comme dans mon doux village des Vosges. C'est familier, intime et reposant. Le village est propre mais il est loin d'être aseptisé. La population est agréable, et certaines images restent en moi, belles comme des rêves.
Il y a l'arrivée des barques de pêche le matin. Je ne m'en lasse pas. Ce sont de petites barcasses en bois. Il y a trois ou quatre pêcheurs à bord. Ils s'amarrent contre le quai à fleur d'eau. Ils balancent leur pêche directement sur le quai et vendent à bout de bras. Il y a une dizaine de personnes, hommes, femmes et enfants, qui guettent leur arrivée. Le poisson est nettoyé, écaillé, débité, directement dans l'eau du port. Les prix sont annoncés à la louche. Si bas qu'on ne se pose aucune question. Si on n'a pas de monnaie, le pêcheur rajoute une ou deux prises à votre choix. Il ne rend jamais la monnaie.
Les poissons locaux sont des sortes de maquereaux qu'ils appellent "caranques" et une autre sorte qui s'apparente au mérou et qu'ils appellent "garouba". Un jour ils avaient du barracuda qu'on s'est partagé à plusieurs familles. Des plongeurs rapportent de la langouste qu'on peut acheter directement à l'usine qui fait le conditionnement. Ce sera notre repas très bon marché de nouvel an. Depuis que nous sommes ici, le poisson fait partie de notre ordinaire. Dans le village il y a un marché, avec exactement trois étalages. On y trouve des fruits et légumes locaux et beaucoup de légumes secs. Il n'y a pas un kilo de tomates de disponible dans chaque présentoir. On achète donc les légumes par trois ou quatre pièces. Il n'y a jamais de quoi remplir un filet. Les légumes sont minables, les tomates à peine plus grosses que des abricots. Les poivrons de la taille des piments. Mais leur saveur est incomparable. Il y a des petites bananes à foison, qui sont fondantes et particulièrement goûteuses. On en fait une véritable cure. Depuis le petit déjeuner jusqu'à un en-cas en fin de soirée en passant par le quatre heures. Il y a aussi une petite épicerie, mais les prix sont prohibitifs. Le beurre est vendu en conserve. Les locaux y achètent le sucre, le café, le lait, uniquement en poudre. Ils y vont chaque jour et achètent une cuiller à soupe de sucre, ou de lait en poudre, trois pommes de terre, deux tomates. Les pains vendus sur la place, sont des petits pains à sandwiches, pales et sans saveur.
Il n'y a pas d'eau courante sur l'île. Une usine de dessalinisation tout près d'ici fournit l'eau pour tout le monde. Chaque matin, la "fontaine" est ouverte de neuf heures à treize heures. Tout le monde se précipite avec ses réservoirs et ses bidons pour faire le plein. L'eau est vendue trois escudos les dix litres C'est vraiment l'effervescence. Les brouettes se croisent, les femmes avec leur bidon sur la tête. Ce village est joyeux. La population est très jeune. Jusqu'à maintenant je n'ai rencontré que deux personnes qui donnaient l'impression d'avoir plus de soixante ans. Les femmes en particulier sont éblouissantes. Elles sont très coquettes. Elles portent les mêmes vêtements que nous. Soient des pantalons de toile, soient des jupes droites serrées et très courtes avec de sympathiques débardeurs légers et chatoyants. Sachant qu'elles n'ont pas de fer à repasser, je voudrais bien savoir par quel miracle elles peuvent être si élégantes. Elles sont presque toujours pieds nus. Une femme svelte et souriante me croise avec son seau sur la tête et son allure citadine. Quel merveilleux contraste. Puis sa silhouette dansante disparaît entre les murs roses et bleus. Cette vision du quotidien m'enchante. Je passe des heures assise sur un caillou à regarder passer les gens. Et bien entendu, ils s'arrêtent et me parlent. Je pense que je les intrigue parce que je m'assieds par terre les mains dans les poches. Pas de voiture, pas de lunettes de soleil, pas de caméra, pas d'appareils photos... Quelle sorte de touriste suis-je donc ?
La ville de Santa Maria au sud livre quelquefois des charters de touristes qui débarquent sur notre petite jetée avec leur attirail photographique et leurs regards dérangeants. Ils font sur la place des taches de couleur claire qui foutent en l'air toute l'harmonie du site. Les enfants ricanent d'eux, "touristes, bonbon" (ils disent bom-bom). Les touristes font semblant de pas entendre et les bousculent. Ca fait rire les gamins. Si un touriste généreux met la main à sa poche, c'est toujours ça de pris. Mais pour les enfants c'est plutôt un jeu, des paris entre eux.
Tout le monde se promène pieds nus ici, hommes, femmes, enfants. Les jeunes jouent au foot pieds nus sur la plage. Mais il y a aussi un vrai terrain pour les vrais matches. Ils sont passionnés de foot. Zizou est un véritable héros. Devant les maisons, à l'ombre des acacias, Il y a des joueurs d'échecs, de cartes et surtout du fameux jeu local, l'awalé.
Il n'y a pas de tout à l'égout. Les eaux usées sont gardées dans des seaux, hygiéniques comme on dit dans mon doux pays des Vosges. En fin de journée les femmes calent le seau sur leur tête. Elles traversent le village, dépassent la jetée des pêcheurs et des annexes des plaisanciers jusqu'aux rochers. Elles balancent leurs eaux sombres directement dans la mer. Comment voulez-vous faire autrement ? Sachant qu'il y a ici environ deux mille habitants, vous imaginez l'aspect des rochers aux abords du village. Je tremble toujours quand je vois passer une femme avec son seau sur la tête gambadant pieds nus d'un rocher à l'autre. Mais y a pas de soucis, l'équilibre est idéal, la démarche parfaitement assurée. Les poubelles publiques sont juste au dessus, dans le même coin. Elles sont ramassées deux fois par semaine et débordent largement autour. Pour peu que l'harmattan s'en mêle, cela fait le bonheur des chèvres et des ânes qui broutent les bouteilles de bière ou de cocas. Les pauvres bêtes sont d'une maigreur effrayante. Il n'y a pratiquement pas de viande ici,. Lorsqu'on en trouve, elle est congelée. Les locaux font des brochettes de poulet. Il ne fait aucun doute que les volailles sont garanties d'élevage au grand air. Il faut les éviter quand on flâne entre les maisons. C'est d'ailleurs assez sympathique le matin d'être réveillé à bord par le chant du coq. Mais ces bestioles sont tellement raides que c'est immangeable.
Le rhum local est très doux et je l'apprécie. Les hommes en boivent des quantités impressionnantes. Outre le "ti punch", ils nous ont aussi proposé une préparation sympathique de rhum au cacao. C'est de loin, le rhum que j'apprécie le plus. Pour moi du moment qu'il y a du chocolat.
La vie s'organise aussi avec les autres bateaux. On se rend des services, on se file des tuyaux. La solidarité est totale. Ce soir, pour la fin de l'année nous improvisons une soirée sur un autre bateau, Okeanos. Plus tard, nous irons faire un tour dans le village qui lui va, probablement exploser si c'est comme à Noël. Ce sera sûrement intéressant.
Quel étrange réveillon de fin d'année. La soirée a été vraiment chouette. On était reçu par Claude, propriétaire d'Okeanos et résident permanent de l'île. Il vit sur son bateau. C'est le pilier du mouillage.
C'est l'image type du baroudeur quinquagénaire. Il vient d'Ostende, où il était pâtissier dans sa jeunesse. Passionné de plongée pendant ses loisirs, il en a vite fait son gagne-pain. Il s'est construit son ketch, dix huit mètres, en acier, il y a une vingtaine d'années. Il a vécu huit ans à Conakry. Il travaillait sur des îles à la protection des tortues et gonflait son pécule comme chercheur d'épaves. Il s'y est fort enrichi. Il raconte des histoires fabuleuses dont il est toujours le héros. Nous l'écoutons les yeux grands comme des soucoupes et la bouche en cul de poule. Et puis tout son visage s'éclaire, et il rigole en silence, rien qu'avec ses yeux. Il agrémente ses propos d'une stupide histoire belge. On se dit qu'il se fout de nous. Mais ces histoires sont tellement extraordinaires. Et c'est si bon de rire bêtement.
On était huit chez lui. Nous avons partagé des mets délicats. C'était vraiment l'opulence. Soirée intime, ambiance exotique et un peu mystérieuse.
Ce matin, j'avais la tête un peu à l'envers. Dans ces cas-là, je m'offre une pause hamac. Le hamac, il est installé entre l'étai et le mat, à l'avant du bateau. Quand on est allongé dans le hamac on a une vision panoramique du mouillage. Sous le soleil, les constructions claires illuminent les abords rocheux qui bordent le mouillage. La petite chapelle rose domine la place au dessus du quai. Les maisons ont l'air pimpantes de loin. Elles alignent leurs couleurs à l'arrière. C'est jour de fête et les pêcheurs sont restés à terre. Les barques sont enchaînées les unes aux autres et font leur ronde juste devant le quai. Les enfants bruns, sautent au milieu du cercle en poussant de grands cris. Notre voilier est un peu en retrait dans le milieu de la baie, face à la plage. L'alizé qui s'installe froisse la surface de l'eau. Le chant du vent est régulier. Le hamac me berce d'un bord à l'autre dans un mouvement que l'inertie du bateau contrarie. C'est assez étrange comme sensation. Pour qui souffre d'insomnie, c'est à mon avis un remède incomparable. Je bénéficie du soleil et de l'air frais. Tous les deux me caressent délicatement. J'écoute les bruits du village, les ânes, les coqs, les enfants. il y a des cris, des rires, et des rares voitures. La température est idéale. Je laisse simplement venir à moi la vie molle du village, lendemain de fête.
Quand je suis ainsi paresseusement étalée dans le hamac, j'ai du mal d'imaginer certaines histoires qui courent à travers l'île concernant les requins. Il paraît qu'ils sont plus nombreux qu'on croit ; ils attaquent rarement l'homme, mais ça arrive si le sang les attire dans le secteur. Il y a deux mois, un Allemand qui barbotait autour de son bateau s'est fait dévorer tout cru là où nous sommes. Un voisin débitait un thon juste à côté de lui, directement dans le mouillage. Ils n'ont même pas vu arriver le requin. Il arrive subrepticement en eau profonde quand il veut fondre sur une proie. Comme ici les fonds sont troubles à cause du sable tout le temps brassé avec l'eau. Personne n'a vu venir le drame.
A vingt kilomètres d'ici, la ville de Santa Maria est organisée en immense complexe touristique. Les requins n'ont pas le droit d'y zoner. L'escale requin est uniquement à Palmeira. A Santa Maria, il y a une trentaine d'années c'était encore le havre des tortues qui ont bien vite disparu des plages bouleversées par le tourisme. Il y a d'immenses plages de sable doré, et le site est organisé pour le bien être des clients qui paient cher le luxe qu'on leur propose. Je n'aime pas Santa Maria qui bénéficie pourtant d'un fabuleux bord de mer. On y rencontre des flâneurs venus d'Europe qui s'offrent ainsi une page de vie dorée. Les femmes étalent négligemment leurs bijoux et les hommes se donnent des airs décontractés. Une allée pavée faite pour les escarpins des si jolies dames, permet de longer la plage sur des kilomètres. C'est aseptisé, lumineux, rassurant et parfaitement artificiel. Dans les complexes hôteliers tout est prévu pour simplifier la vie des résidents et leur éviter de fastueuses recherches en ville. Location de voiture, taxis, boutiques, équipements sportifs. La route qui vient du village est une véritable frontière entre deux mondes qui ne doivent surtout pas se rencontrer. Le pays et les touristes.
Je suis soulagée lorsque je reviens à Palmeira. Pourtant à Palmeira, le sable est plutôt noir. La baie n'est pas très bien abritée et la mer toujours opaque. Le village est pauvre mais il n'y a pas de misère. Le quai des pêcheurs est souvent puant mais si joyeux. Les gamins nous courent dans les jambes. Laurent aussi y est heureux. Si nous nous y sentons si bien c'est que probablement il est à notre mesure.
Ces gens ne sont pas riches. Ils n'ont pas l'eau courante, ils n'ont aucun confort dit moderne. Peu de télés, pas de machines à laver, voitures en ruines ou pas de voiture du tout, pas de téléphones, ni fixes, ni portables. Mais ils vivent plutôt bien. Ils ont des vélos, des brouettes, des femmes qui portent des charges impressionnantes sur leur tête. Ils mangent de la volaille et du poisson en guise de viande. Ils sont bien nourris. Ils sont propres, ils sont bien habillés. Il n'y a pas de mendiants, aucun nécessiteux d'aucune sorte. Ils vivent simplement avec ce qu'ils ont. A cause de l'influence des touristes qui prennent de plus en plus de place, à cause de l'alcool et du haschich que les jeunes consomment sans modération, Je suis inquiète toutefois pour l'avenir de Sal.
Il y a quelques jours, nous avons loué un taxi qui nous a conduits à la saline. Mais pas n'importe quel taxi. Nous avons mobilisé un taxi collectif pour nous deux. Ici les taxis collectifs sont des "pick-up" transformés en char à bancs. Dix à douze personnes s'y entassent pour aller à Espargos, la ville la plus proche et aussi l'aéroport. Le taxi nous a emmenés à Pedra de Lume et il nous a recherchés en fin d'après midi. Nous avons fait les trente kilomètres de route à travers ce désert de roches qu'est l'île de Sal, secoués comme des pruniers, la tête en prise direct avec le vent. Une course très vivifiante et rigolote. Ensuite, nous avons largement eu le temps d'explorer le site. La saline est un immense cratère légèrement en dessous du niveau de la mer d'environ un demi kilomètre carré à un kilomètre de la baie. L'évaporation naturelle de l'eau laisse de magnifiques dépôts de sel. Vers 1850 la saline a été exploitée et le sel exporté en particulier vers le Brésil. Aujourd'hui l'activité est très réduite et ne concerne que la consommation locale. Mais c'est un endroit vraiment extraordinaire. Les bassins étalent leurs cristaux blancs irisés de rose et de mauve. Les fonds du volcan sont couverts de dentelles étincelantes. On accède à ce cratère par un tunnel qui débouche sur une vaste étendue blanche et brillante qui se fond dans le bleu de la mer. C'est comme des tapis de neige qui s'étaleraient là par inadvertance. Quelle merveille. Les ruines des anciens équipements de l'exploitation donnent un air surréaliste à cette descente hors du temps, hors du monde.
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On est mercredi, nous sommes à Sal depuis dix jours. L'alizé se manifeste régulièrement. Nous avons décidé de quitter Palmeira pour Sao Vincente. Nous avons eu beaucoup d'échos contradictoires de Mindelo et nous avons envie de nous y frotter avant de quitter le Cap Vert. Dès que nous avons quitté la baie nous sommes pris dans une houle infernale. La fameuse mer croisée que je crains le plus. Les vagues sont exceptionnellement courtes, quatre à cinq mètres, fréquence tous les huit secondes. Laurent n'a déroulé que le foc. Notre allure est bonne, six nœuds au largue. Ce serait pépère sans cette maudite houle.
J'ai du mal à quitter Palmeira. Après plus d'une semaine ici, j'avais établi des liens. Je m'étais orgnaisé un quotidien tranquille. Sérénité totale. Hier soir, j'ai dit à tout le monde "à demain" comme les autres soirs. Je ne voulais pas admettre que Sal allait s'arrêter. C'est toujours comme ça quand on quitte un lieu attachant. Il faut s'arracher. C'est douloureux. Mais en même temps, j'ai envie d'autre chose et je vois s'éloigner les rochers noirs avec une sorte de fébrilité.
Le ciel est chargé de lourds nuages et le soleil est hésitant. On n'a guère chaud à bord. Le vent vingt à vingt cinq nœuds nous pousse sur les vagues mais le voilier fait de drôles d'embardées. Nous nous relayons toutes les trois heures pour la nuit. Il pleut des poissons volants sur le pont que je remets scrupuleusement à l'eau.
Nous arrivons à Mindelo à neuf heures le matin. Nous avons mis dix huit heures pour faire cent vingt milles. C'est pas si mal. Le mouillage est sympa. Mais l'alizé souffle ici par rafales très violentes qui nous ont surpris. Les sommets qui nous entourent provoquent cet effet d'entonnoir.
On a mis soixante mètres de chaîne. J'espère qu'on dormira tranquille.
Le mouillage est vaste, on peut tourner autour de nos ancres.
Notre première approche de la ville n'est pas enthousiaste. Il n'y a rien de génial ici. La ville nous paraît banale, à part quelques maisons de type colonial qui sont vraiment jolies. Il y a des magasins, des boutiques, un marché local. Bien ordinaire tout ça. Lorsqu'on débarque sur la plage avec l'annexe on se fait harponner par un mec qui nous impose quasiment de lui confier notre zodiac. On accepte, on sait que sinon il sera volé. Quand on revient, le zodiac est toujours là, mais personne ne le garde. On est revenu au bateau quelque peu indécis; On verra ça demain. Le mec demain nous demandera-t-il de lui payer une surveillance qu'il n'a pas faite ? On doit retourner à terre pour acheter des légumes et du pain.
Après demain on doit traverser vers les Antilles. Nous nous assurerons toutefois que la fenêtre météo est acceptable avant de nous lancer. La traversée doit durer une vingtaine de jours.
Décidément, Mindelo est décevante. Où se cache donc l'exotisme qu'on vient chercher ici. La tour fortifiée de Belem, incongrue dans ce ciel d'Afrique, affiche l'histoire du pays et son influence portugaise. Nous sommes loin de la sérénité de Palmeira. Il n'y a pas de port, juste un immense mouillage. Le vent dévale de l'île voisine de santo Antao entre les sommets de Sao Vincente. Le mouillage est au fond de ce vaste entonnoir. L'effet venturi est éprouvant. Nous restons confinés à l'intérieur du bateau. C'est franchement dommage. Prendre l'annexe pour aller à terre relève de l'exploit. A la rame, il vaut mieux ne pas y compter. Notre gardien sénégalais est agréable et sympa. On a passé avec lui un contrat oral pour un forfait journalier de cinq cents escudos. Garde systématique du canot, de jour comme de nuit, prise en charge de nos poubelles, aide aux transbordements de nos vivres, enfin tous services adaptés à nos servitudes de mouillage.
Que dire de Mindelo ; que le marché est minable ; qu'on se fait souvent accoster par des ambulants africains, Sénégal-Ghana-Mali, et que c'est quelque peu agaçant ; que le vent très violent soulève de vrais nuages de poussière ocre ; que cette poussière masque souvent le fond de la baie et question paysage, ça laisse à désirer ; que Laurent y a noyé son portefeuille avec ses papiers, sa carte bleue et quelques petits sous.
Bref, qu'on a décidé de changer de site et qu'on prend le large demain....
Le Cap Vert ne dispose d'aucun équipement spécifique pour les voyageurs de la mer et les mouillages sont franchement pénibles. Il vaut mieux venir ici en avion et s'y offrir d'un bon hôtel la découverte des îles.
6 janvier 2001
Je ne sais pas si c'est de bon augure, mais nous quittons la baie de Mindelo presque au calme à douze heures, temps universel.. Relève de mouillage sans histoire. Les bateaux copains qui nous entourent fêtent notre départ dans un sympathique concert de cornes de brume. On est carrément euphorique. Je suis sûre que notre bel optimisme auréole notre embarcation. Vous vous rendez compte, on va traverser l'atlantique, tous les deux tous seuls, l'aventure commence.
Petit pincement dans l'intérieur du corps, et magnifique impatience...
On a toujours raison de rêver, raison d'espérer. C'est toujours ça de pris sur l'adversité. Mais la dure réalité de la navigation nous tombe vite sur les voiles. A peine Lune de Miel engagé dans le couloir entre les deux îles, Sao Antao, San Vincente, l'effet Venturi nous bouscule violemment. On s'y attendait. On était toilé très modeste, un ris dans la grand voile et trinquette. Mais le rappel est sévère. La mer est hachée, torturée, affreusement pénible. Nous naviguons ainsi pendant deux heures de secouage permanent. D'énormes giclées de vagues nous bondissent dessus par le travers. Les claques sont glaciales et éprouvantes malgré la capote. Pourtant j'ai dans les yeux l'image magnifique des rochers sur lesquels la mer brise en lames violentes. Nous dépassons San Vincente. Nous sommes sortis du couloir et de ses effets dévastateurs. Autre genre de galère, le calme absolu, irrémédiable et désespérant de la mer masquée par l'île San Antao que nous longeons pendant deux bonnes heures au moteur évidemment. En fin de soirée, nous sommes à une vingtaine de milles de la côte, elle s'estompe gentiment, mais on est toujours en panne de vent. Le calme est revenu, nous nous détendons. Il suffit de s'armer de patience en attendant le vent. Nous quittons la terre en douceur et c'est si bon de partager le spectacle vivant de la mer assagie.
Nous sommes rattrapés par une famille de dauphins qui apparaît à bâbord. Elle nous dépasse et prend la ligne devant l'étrave pour nous guider un bout de chemin. Il y a un gros spécimen plein de cicatrices, que nous décidons être le papa ; un spécimen plus fin, plus élégant à la peau lisse et brillante qui est sûrement une jeune maman ; les deux enfants suivent. Les parents tiennent la route, à distance égale de l'étrave. Mais les gamins sont turbulents ; ils se chevauchent, coupent la route aux adultes, font des cabrioles. De temps en temps, l'un d'eux se laisse dépasser par le voilier, on le voit soudain faire un bond le long de la coque, il tend son nez vers nous. Petit curieux va ! Lorsque l'un passe à portée d'un parent, il se prend un coup de nageoire bien appliqué. Est-ce une calotte de rappel à l'ordre ou une caresse affective ? Laurent et moi nous sommes subjugués. On se penche comme des malades par dessus le balcon avant pour les voir de plus près. Laurent tente quelques photos, c'est pas facile; C'est que c'est vif ces sympathiques animaux. On voudrait bien les garder avec nous, le plus longtemps possible. On fait comme y'en a qui font pour les attirer. Laurent tape sur la coque à s'en faire péter la paume de la main. Et moi pour me donner une contenance, faire celle qui réagit aussi, je pousse des petits couinements qui voudraient imiter le cri de Flipper le dauphin.
Se lancer à travers l'atlantique en pareil équipage toute de même ça a de l'allure. Quatre dauphins ouvrent la marche, Lune de Miel les poursuit avec à l'avant un couple cocasse, dont un mec qui joue du tam-tam sur la coque et une qui pousse des couinements impossibles à identifier.
On a sûrement l'air malin. Mais c'est ça qui est génial, on est les seuls à le savoir et on s'amuse follement...
Avant que tombe la nuit, la balade dominicale des dauphins à pris fin. Notre accompagnement musical et anarchique a du finir par les écœurer. Les poissons volants bondissent hors de l'eau. Au début on admirait leurs ricochets, lequel ira le plus loin, on faisait des paris ? On croyait que d'un violent coup de queue ils se propulsaient hors de l'eau pour échapper au prédateur. Mais point du tout. Il s'agit de vrais vols. Ces étonnants poissons sont équipés de nageoires pectorales comme des voiles qui battent l'air. En fait, ils les utilisent comme des ailes. Ils se déplacent au dessus de l'eau en dirigeant leurs longs sauts planés au dessus des vagues. Ce sont de magnifiques libellules grosses comme des sardines. Ils ne sont pas très doués et souvent ils tombent sur le pont. Laurent qui affiche rarement sa culture les appelle des "exocet". J'aime bien ce nom. "Exaucé". Alors quand j'en trouve un qui se tortille sur le pont, échoué là par inadvertance, je lui file une petite pichenette pour le rendre à son milieu et je fais un vœu... Dans les images d’Épinal, il y a tout plein de bonnes fées en perdition qui sont ainsi sauvées par des humains compatissants. En échange, elles couvrent leur sauveur de bienfaits. Donc, j'en sauve un maximum. Il ne s'agit pas que je loupe ma bonne fée. Et je fais toujours le même vœu. Je ne vous dirai pas lequel , ça romprait le charme.
Le vent très doucement s'installe. En une demi heure on obtient un bon courant d'air force quatre, cinq, allure sympathique de largue. Hélas, il faut compter avec l'état de la mer. Une houle profonde d'environ quatre mètres nous prend toujours par le travers. On est salement secoué. Avec la nuit qui tombe, la mer devient toute noire. La houle, c'est un mur sombre qui glisse sous la coque et nous renverse pour réapparaître sur l'autre bord. J'ai l'impression de naviguer entre deux murs. Je me sens vraiment mal tout d'un coup.
L'angoisse vous savez, cette sensation terrible d'oppression, de trouille insurmontable, incontrôlable. Les vagues frappent violemment la coque. L'écume bouillonne au ras du pont. Des petits yeux verts et jaunes étincellent et cherchent à envahir le cockpit. Le ciel est tout couvert, il n'y a pas de lumière céleste. D'un coup notre allure change, le spido affiche sept nœuds puis neuf. On a un ris dans la grand voile et le foc est déroulé. Les vagues qui s'écrasent contre les flans du voilier font un barouf épouvantable. Je crois sentir quelques gouttes. On ne sait pas ce qui nous attend. La nuit tombe. Faudrait-il pas réduire la voilure ? On décide de prendre trois ris et de rouler la moitié du foc. S'il faut rajouter de la toile, ce sera plus facile que de réduire dans cette mer de folie qui a l'air de s'énerver.
A peine avons-nous organisé notre voilure réduite que des trombes d'eau nous tombent dessus. De grosses gouttes qui vous trempent en deux rincées. Il pleut à seaux , comme on dit... Le raffut et le brassage des vagues, deviennent éprouvants. On avance vite mais c'est très inconfortable. Laurent est renfrogné. Je le sens nerveux. La pluie se transforme en fin brouillard, et le vent d'un coup tombe complètement. Nous ne sommes plus appuyés sur les vagues et le brassage devient franchement pénible. Merci Nautamine, ça me permet de tenir la route. Le niveau sonore redevient acceptable. Le vent se stabilise et chantonne dans les haubans. Nous venons d'affronter notre premier grain. Il a duré un quart d'heure. Le monstrueux nuage noir qui bouchait le ciel s'éloigne. C'est alors que nous remarquons un bruit très suspect. Vous savez cet affreux grincement d'une mécanique prête à rompre son contrat de travail . C'est bien entendu au niveau de la bôme que ça se passe.
Laurent l'observe d'un air peu amène.
- Elle est nulle cette bôme. Elle n'est pas adaptée à ce bateau. Elle va nous péter sur la tête.
Génial, le grain avait neutralisé mon angoisse. Du coup, elle me remonte violemment au niveau de l'estomac. Maintenant je sais au moins de quoi j'ai peur. Pourtant, je crois bien que j'entends pas le même grincement que lui. Peu importe, c'est très préoccupant. Puis-je exprimer mes doutes ?
- A mon avis, ce n'est pas un problème de fixation de la bôme. Je crois que le bruit vient de l'arrière de la bôme, pas de l'avant, ni du milieu. C'est quoi ce bruit ?
- Pourquoi tu poses des questions idiotes ? Regarde seulement cette fixation, tu verras que ça vient pas de l'arrière.
Sauf que moi, quand je veux entendre d'où vient un son, avant de regarder, j'écoute. Et plus j'écoute, plus ça vient de derrière. Franchement, il m'énerve ce mec. Puisque c'est comme ça, je me tais. C'est pas que je boude, mais je préfère réfléchir pour moi toute seule. D'abord, je ne supporte pas qu'on m'accuse de "question idiote". Depuis des années, je m'entraîne à ne poser que des questions intelligentes. Et vlan, d'un coup, juste parce que Monsieur est de mauvaise humeur, il me saccage de dures années de labeur intellectuel.. D'abord si on nous avait appris à poser des questions intelligentes quand on était petit on serait sûrement moins bête en devenant vieux. Voilà encore un précepte éducatif que je découvre trop tard. Quel dommage pour mes gamins. D'ailleurs, il est réconfortant de penser qu'il n'y a pas de question bête. Il n'y a pas non plus de questions mal posées. Il n'y a que des questions mal comprises. Et toc pour Laurent !
Pendant que je remue tout ce fatras dans ma cabosse, le grincement s'amplifie donc va devenir identifiable, ou comme dit Laurent, "nous pétera sur la tête". Mais je suis contrariée donc je m'en fiche. On a bien ralenti, il ne pleut plus. On avance à moins de quatre nœuds, et j'ai mal au coeur. Laurent sort du carré. Il observe longuement la bôme. Incroyable, il se gratte les cheveux. Ouf on est sauvé. Le génie va bientôt sortir...
- On est des cloches. C'est notre troisième prise de ris qui grince. Tout de même c'est farceur un cordage quelquefois...
"On" qu'il dit. Il continue avec sa douce voix des jours amoureux...
- Il faut qu'on envoie toute la voile, profitons-en, le vent est bien tombé et on pourra avancer. On sera appuyé sur l'eau et moins secoué, d'accord ?
Lumière de hune, lumière de pont... Harnais bien arrimé à la ligne de vie. Nouveau branle-bas de combats. Manœuvre rondement menée dont l'efficacité est remarquable. On passe d'un coup à plus de huit nœuds.
A vingt trois heures, relais radar. Je m'allonge sur la couchette navigateur du carré, Laurent sur la banquette. On dors côte à côte même si ce n'est pas au même étage. On peut communiquer. Et puis je me sens si seule, si triste. Je suis contente qu'il reste près de moi. Mais c'est une nuit infernale. J'ai dénombré seize sortes de sons différents, qui se partagent entre les allures du vent ; les sifflements frottements, grincements d'écoutes ; les battements de drisses ; les raclements et grincements de poulies ; les claquements, chuintements, ou frappes de l'eau et des vagues sans oublier le glissement du bateau sur la mer et les ronflements de Laurent. Mais il y a, aussi et surtout quand on veut dormir, la ferlette facétieuse ou le jeu de clés nerveux qui vont se balancer contre une cloison ; il y a une bouteille on une conserve mal calée qui va se balancer au fond d'un coffre ; il y a la bouilloire ou la cafetière qui grince sur la gazinière ; il y a le bois des équipés et des cloisons qui travaille ; il y a une porte mal bloquée qui claque. Il y a le pilote automatique qui gémit... ou encore pire, qui ne gémit plus.
Pensez si j'ai eu le temps de les dénombrer tous ces parasites. Lorsqu'un bruit est identifié, je ne m'en soucie plus. Quand j'ai un doute, je réveille Laurent. Réponse invariable entre sommeil et réveil comateux
- T'inquiète pas, c'est normal, dors...
Combien de temps prévu ce voyage ? une vingtaine de jours ? Dans ces conditions ?
Au secours ...
Quelle élégance ce boléro au milieu de l'océan ...
Au fil ne notre navigation, d'étranges nuits s'organisent. Je me couche vers vingt heures sur la couchette navigateur au niveau des hublots du carré. Laurent veille dehors jusqu'à vingt trois heures ou minuit. Il se couche à l'avant et met le radar en veille. Ce qui est génial c'est que le radar réagit dès qu'un grain s'annonce dans un rayon de deux milles. J'ai donc le temps de sauter du lit pour surveiller notre navigation et adapter éventuellement la voilure à l'état du ciel. Ainsi je peux à la fois dormir et veiller. Quelquefois, le radar m'alerte pour du semblant de grain, j'attends simplement qu'il passe en surveillant l'écran. Quelquefois, il est carrément dérouté vers l'Est et nous frôle sans nous toucher. Je le surveille jusqu'à ce qu'il soit sorti de notre zone. Quelquefois, au moins deux fois dans la nuit, il nous dépasse et nous arrose copieusement. Si c'est un petit grain je me contente de fermer les issues extérieures. Si c'est un gros grain, je donne quelques tours à l'enrouleur pour soulager le pilote automatique et je surveille ces surfs intempestifs qui ont vite fait de nous coucher dans la houle. En gros, je dors une heure et je suis en état d'alerte, scotchée devant l'écran radar environ une demi heure. Mais ces veilles passent très vite. Je regarde bouger le ciel, et je suis fascinée par les gros amas de nuages qui se promènent sur l'écran radar. Quand tout rentre dans l'ordre, que réapparaissent les étoiles, je réactive l'alarme et me recouche pour un nouveau cycle de veille passive. Vers six heures du matin, lorsque le jour est levé, Laurent prend la relève. C'est mon tour de dormir profondément.
La nuit, je ne sais pas évaluer la hauteur de la houle, ni la violence des vagues. Il y a simplement des ombres bruyantes qui passent autour du bateau ou dessous. D'énormes paquets de nuages noirs traversent le ciel qui se confond avec l'horizon. Lorsque le jour se lève et s'il n'y a pas de grain, la mer est beaucoup plus stable que le soir. On voit très loin à l'horizon et la houle est longue, même si les creux sont profonds. Le réveil est toujours apaisant. La journée qui s'annonce promet d'être meilleure.
Quatre jours de navigation et l'alizé est là. Le foc Pichon est tangonné et le génois partiellement déroulé, Cela permet d'assurer le tirage du bateau vers l'avant. La mer est toujours aussi pénible. Nous croisons notre premier cargo en pleine nuit ; encore un qui est en plein sur notre route. A vrai dire on ne le croise pas, il vient de derrière et veut nous passer devant pour aller vers le sud. Mais ça ne semble pas le préoccuper. C'est toujours la même histoire. Laurent l'appelle par VHF, encore un qui est sourd. A un demi mille de lui, on décide de se dérouter. On est devenu plus malin, on a un radar et on l'utilise désormais. Quand le cargo nous double, Laurent le rappelle. Le mec répond qu'il est désolé, il ne parle que l'anglais. Laurent reprend.
- Vous nous avez vu ?
- Bien sûr, pas de problème. Merci pour la manœuvre. Beau travail.
C'est sûr, ça nous réconforte d'entendre ça. Mais est-ce si rassurant qu'on veut bien se le dire ?
Nous sommes familiarisés avec les grains qui sont quotidiens. Il y a toutes sortes de grains, les gros sont impressionnants. Jusqu'à ce jour, en fait de gros grain, je ne connaissais que celui que ma grande sœur achetait en mercerie pour finir ses jupes. Ce qu'ils ont de communs avec ceux de la mer, c'est qu'ils sont noirs. D'abord l'air s'agite autour de nous, un petit souffle de plus. Un rien d'accélération qu'on sent nettement au niveau de l'oreille. Le son et la caresse deviennent plus appuyés. Coup d'oeil vers le ciel. La grosse masse noire du nuage nous rattrape à toute allure. La houle instantanément se creuse. On passe fréquemment de deux à trois mètres de houle à plus de six mètres. La surface de l'eau se froisse. La mer devient noire. C'est le moment de réduire la voilure. On roule le foc enrouleur à la même taille que le foc Pichon, c'est à dire environ de moitié.
D'un coup le voilier bondit. Le vent s'oriente plus Nord que Est. Le pilote automatique n'aime pas ça et nous déroute. Les vagues nous rattrapent à fond de train. Elles nous soulèvent par l'arrière et nous glisse en douceur vers l'avant. J'appelle ça l'allure érotique. C'est vrai tout de même, ça ne se fait pas de prendre les gens comme ça par leur dessous, et par l'arrière. L'eau prend des reflets inquiétant, couleur bronze. Dans ces cas là, on se sent plus tranquille de barrer à la main. Il est arrivé qu'on surfe sur une vague. On passe alors de sept, huit nœuds à plus de dix. Pas le moment de s'affoler. C'est grisant aussi. Lorsqu'on est debout derrière la grand'roue, qu'on est à la crête d'une vague de sept mètres et qu'on se voit plonger dans la suivante. Et puis le vent qui hurle dans les oreilles, les vagues intempestives qui ne suivent pas leurs copines et nous frappent de temps en temps par le travers. Ah, celles-là sont vraiment traîtres. On a beau être arrimé au cockpit, si chute il y a, elle promet d'être sévère.
La pluie tombe d'un coup et très violemment. Les gouttes écrasent la mer. Des millions de perles de cristal piquent la surface de l'eau et dominent la houle qui s'aplatit à vue d'oeil. La mer est domptée par le grain. Elle s'étale en immenses dunes mouvantes. Le vent retombe presque instantanément. Métamorphose incroyable. En Méditerranée, sous les brumes maritimes, la mer quelquefois devient du lait. En Atlantique, La mer sous un grain devient à la fois du sucre et du sable. Il m'est arrivé d'être allongée dans la couchette navigateur au niveau des hublots du carré. Quand les creux se forment, d'un coup les hublots se voilent. Je vois arriver la mer et j'ai l'impression d'être dans un "vision scaph". Il n'y a plus d'horizon, juste une eau claire avec quelques éclats qui bouillonnent. Y a pas de doute de temps en temps dans le bouillon, j'y suis pour de bon. Mais quelquefois les grains sont insignifiants et on ne réduit pas systématiquement la voilure. On est maintenant à peu près capable de les évaluer, à la taille des nuages et au grondement du vent.
Le ciel est toujours extraordinaire. Des nuages en pagaille, de toutes sortes. Déchiffrer les nuages, ça prend un temps considérable. C'est très ludique. Presque autant que de déchiffrer les étoiles. Chaque matin au lever du soleil qui troue les nuages un magnifique arc en ciel surgit à l'ouest. Pile en face de nous. Il nous ouvre son immense porche pour la journée. J'adore cette vision du matin. Le soir l'arc en ciel est au nord est. Il paraît plus proche. On a quelquefois l'impression qu'en tendant le bras on pourrait le toucher. Il pose ses pieds sur la surface de l'eau pour son bain du soir. J'ai envie de lui passer une savonnette et une serviette de bain. Je fais des commentaires pour lui sur l'état de la mer...
Les jours passent et Laurent devient un expert de la pêche; Deux jours sur trois on mange du poisson. En général c'est de la daurade. On la prépare de bien des manières, à l'ail, à la crème, à la moutarde, nature, panée...
Un fois, une sorte d'aiguillette, un poisson très fin, très goûteux, un pur délice qui nous a fait deux repas... Et puis aussi du tazard...
Notre pain de mie, qui datait des Canaries a fini par moisir. J'ai de la farine de campagne et levure de boulanger déshydratée, alors je fais notre pain... L'arôme du pain frais qui cuit dans le four au milieu de l'océan, inoubliable sensation; pour moi c'est la plus extraordinaire de toutes les sensations que j'ai pu ressentir pendant ce voyage.
Depuis notre départ jusqu'à maintenant, j'ai traversé des moments d'angoisse inexplicable. Un matin, je suis sortie du carré, Laurent venait d'installer sa ligne de pêche. Il devait être huit heures du matin, soleil, mer à peu près sage. Tout allait bien. Et puis j'ai vu la mer au niveau du pont. Les vagues qui montaient au delà de l'étrave. J'avais l'impression que Lune de Miel bondissait n'importe comment. J'ose à peine l'avouer, mais j'ai trouvé qu'il y avait trop d'eau partout. Est-ce qu'on ne s'est pas enfoncé pendant la nuit ? Alors en douce, je suis redescendue dans le carré. J'ai soulevé quelques lattes du plancher, ouf, y'avait pas d'eau.
La nuit qui tombait aussi m'affolait quelquefois. Mais c'était juste pour moi en secret. Aux premières accélérations de mon coeur, je me forçais à scruter la mer, pour y trouver les reflets magiques qui rassurent. Les effets que je connais bien. Tout ce qui peut m'être familier depuis ces quelques jours de navigation. Lorsque nous assurons nos quarts, la règle est de s'attacher, quel que soit le temps. Dès l'instant que l'un de nous dort, l'autre s'attache au cockpit. S'il bouge de son espace protégé, il réveille l'autre. Nous avons très vite adopté cette règle, parce que sinon, je me réveillais tous les cinq minutes pour m'assurer que Laurent était toujours à bord., que le moindre choc de vague ou de cordage n'était pas le bruit de sa chute dans l'eau. Il s'est vite rendu compte à quel point ce souci me pourrissait la vie. Il respecte donc ce contrat de sécurité et je peux jouir pleinement de mes temps de repos...
Et puis aujourd'hui, lundi 14 janvier, c'est un grand jour. On a bouclé la moitié de la route. Nous venons d'ouvrir une bouteille de Rioja pour fêter ça. Il se passe dans ma tête quelque chose de difficile. Depuis notre départ, il y a de multiples moments d'enchantements, mais il y a toujours tapi au fond de mes entrailles, un incontrôlable malaise. Voilà que je comprends pourquoi ce malaise. Dans la première partie du voyage, on quitte la terre et on s'enfonce loin dans la mer, de plus en plus loin. Chaque mille qui passe nous livre de plus en plus à la mer et à l'insécurité. Aujourd'hui on change d'option. C'est la deuxième partie du voyage et chaque mille qui passe nous rapproche de la terre. Chaque mille qui passe nous rassure. Et puis, la première partie c'est vraiment bien déroulée sans rien d'insurmontable, alors y'a pas de raison que ça change. Finalement, peut-être qu'on en sortira de ce voyage un peu fou.
Nous utilisons depuis Gibraltar, le pilote automatique tout neuf parce que s'il doit tomber en panne nous préférons que ce soit pendant qu'il est sous garantie. Celui du bateau est en secours. Laurent a été fort déçu par cet outil tout neuf qui ressemble vraiment à un jouet lorsqu'on l'installe et qu'on le regarde de près. Donc ce jouet depuis ce matin patine. Et ça défrise Laurent qui lui promet une mort certaine s'il nous fait défaut.
Depuis deux jours, Laurent affirme que ce pilote est une merde . Aujourd'hui, il a enfin eu raison. Le pilote à peine né est mort. Encore un beau cirque. Fin d'après midi, avec toujours la houle qui nous secoue allègrement.. Installation de la barre franche. Là je m'offre un moment de pur délire sportif à la barre franche. Je retrouve des sensations sympathiques, le contact rude avec le bateau, avec la mer. C'est épuisant mais magnifique. Ensuite désinstallation de la grand roue pour changement de pilote, entre deux grains. Je me bagarre avec la barre franche en négociant les grains pendant que Laurent ayant calé son matériel sur la table du carré le mieux qu'il peut, désosse le pilote déficient. Il diagnostique une usure précoce de galets plastiques. Il les inverse, histoire d'user l'autre face et de continuer à piloter avec. Remanip de changement de barre. Toujours entre deux grains, réinstallation de l'engin. Ouf, ça marche. Si, si, je vous jure, un vrai miracle ; ça marche comme si c'était neuf, pendant deux heures. Au moment où la nuit tombe, d'un coup le pilote ne répond plus. Il n'y a plus de pilote à bord. Et là c'est définitif. La courroie s'est rompue. Pas commode du tout la troisième manip de transfert de barre, puis de pilote. Parce que voyez-vous, la mer nous chahute toujours durement et en plus il fait nuit noire. Par exemple histoire de faire la vraie pagaille il pourrait nous tomber dessus un nouveau gros grain, qu'on ne verrait pas venir, vu que la nuit est noire comme de l'encre.
Bon, le gros grain nous est épargné. On a tout remis bien comme il faut avec le pilote d'origine du voilier. Matériel moins puissant, moins sophistiqué mais il paraît d'excellente facture. Ne parlons pas à Laurent en ce moment. Dans sa tête, c'est aussi la nuit noire. Il ronchonne pour lui-même.
Que dit-il Laurent :
- Tu sais, on n'est pas des marins. On n'est pas prêt pour les tracas de navigation. J'en ai marre d'affronter tous les problèmes. Je me sens seul.... J'ai le cafard...
Je m'offre une douce vengeance pas charitable du tout :
- T'inquiète pas c'est normal, dors !
Je peux faire comme si c'était une nuit apaisante, de celle qui porte de bons conseils. Je vais voir Laurent dans sa couchette avant et l'invite à me rejoindre un moment dans la douceur du cockpit. Il vient scruter la nuit dehors, passer un moment de douce rêverie sous les nuages. Lorsqu'on est calé dans le cockpit, les mouvements du bateau sont plus doux, on s'y sent très très bien.
Mais le matin nous retrouve en profonde déprime. Le pilote déficient nous a tué le moral. Et en plus la météo s'annonce catastrophique avec des vents de vingt huit à trente nœuds pour le week-end et jusqu'à mardi. Bien entendu la mer va aller en se creusant. Quelle programme ! Rien de dangereux en perspective mais question croisière, le rythme n'y est pas.
Comme dirait notre André, ami météo Canadien.
- Vous n'avez pas de chance, ça va brasser... Il nous dit aussi qu'une ligne de grains nous arrive dessus et qu'on est en plein dans la zone. Ce phénomène aggravant ne va pas nous simplifier la vie. Il nous suggère donc de tirer un bord vers le nord, au lieu de l'ouest, quitte à nous dérouter un peu pour naviguer dans de meilleures conditions.
Conseil judicieux, mais je ne sais pas si ça nous simplifie la vie. Nous naviguons au grand largue et on affronte les vagues presque de face. Mais nous appliquons à la lettre ce bon vieux précepte de marins avertis. "A l'annonce du mauvais temps, il faut le fuir tribord amure", (du moins tant qu'on est dans l'hémisphère nord).
C'est une nuit d'horreur. On ne ferme pas l'oeil de la nuit. C'est épouvantable le raffut que ça subit un bateau. Et lorsque la mer est bien levée et que le vent suit, c'est insupportable. Et pourtant on n'a pas le choix, faut supporter. Quelle conne de vie ! Il faut ajouter à cela que le chahut des vagues nous a garanti des chutes sévères, une bonne dizaine de bleus chacun et souvent fort impressionnants. Et ça ne nous amuse pas du tout, mais alors vraiment pas du tout.
Pour la veille, Laurent ne peut pas dormir à l'avant. Il réintègre la banquette du carré. Dans l'euphorie de le savoir si près, j'oublie ma toile antiroulis. En principe on est sur le bon bord pour être scotché contre la cloison. Mais les vagues sont facétieuses. Au milieu de la nuit, je suis violemment basculée en bas de ma couchette et je tombe sur quelque chose de délicieusement mou, d'incroyablement élastique. Pauvre Laurent. Je suis coincée sur lui, entre la table et sa couchette. Quant à lui, il a du mal à comprendre ce qui arrive et gigote comme il peut pour se dépêtrer de cette chose énorme qui l'étouffe. Quand je vous parle d'une nuit d'horreur !
C'est un vendredi sympathique qui s'annonce. Nous sommes sortis de la zone sensible, au delà du 15°30' de latitude, on reprend notre cap plein ouest. Quel soulagement. La houle est toujours de trois ou quatre mètres mais çà nous paraît merveilleusement calme et stable.
Nos deux focs s'associent de nouveau avec allégresse pour nous tirer bien vers l'avant. Nous sommes plein vent arrière désormais. Après les maltraitances du bord de largue, cette allure mémère nous paraît délicieusement confortable. On se laisse aller à de sympathiques observations maritimes. On écoute de la musique. On chante. En mer, il suffit de si peu pour transformer la vie....
Deux jours de calme relatif. Mais c'est dimanche. Le vent nous était promis par nos amis météo, la mer nous était annoncée par nos amis météo,. On les a eus. Et ça continue. Et on en a marre d'être secoué. C'est épuisant, exaspérant, désespérant. Les objets sont doués d'animation. Ils échappent complètement à notre contrôle. Mais de quoi veulent-ils donc se venger ?
Vous posez un verre dans le fond de l'évier avec un peu de café. Vous le lâchez une seconde pour prendre un sucre, sûr et certain, c'est à ce moment là qu'il se renverse. Vous voulez boire un verre d'eau, vous ne savez pas comment ni pourquoi la moitié du contenu se répand sur votre menton, encore heureux quand il ne s'agit pas de vin rouge ou de chocolat chaud. Vous posez un outil sur une table, c'est garanti, assuré, il vous giclera sur les pieds malgré les rebords de table, dès que vous le quitterez des yeux.
Si c'est une énorme clé à mollette, c'est dommage pour vos orteils. Les sièges vous expulsent violemment contre n'importe quelle paroi, les marches des escaliers c'est le casse binette garanti. Les revues et les bouquins volent à travers le carré. Vous prenez des claques et des coups de vous ne savez quoi, ni d'où ça vient. C'est éprouvant parce que ça ne prévient pas, et on a vraiment l'impression que c'est fait exprès juste pour nous embêter. Je n'ai jamais entendu Laurent maudire les objets autant que depuis ces quelques jours. Des fois on essaie d'en rire, mais c'est trop usant, jamais ça ne s'arrête et en plus c'est souvent douloureux. Quand on fait des manœuvres, roulez du foc ou choquer une voile, on est systématiquement déséquilibré en plein effort.
Et puis de temps en temps la mer s'assagit. En général juste après un grain. Ça ne dure pas longtemps, mais c'est un bien doux bonheur.
Ouf, il ne reste que cent quatre vingt quatorze milles à parcourir.
Depuis deux nuits nous avons décidé d'accélérer la cadence. En assurant une veille active alternée nuit et jour, sans réduire le foc, sauf sous grain violent, on doit pouvoir assurer cent cinquante milles par jour, ce qui nous permettrait d'arriver demain soir. Donc on fait des "quarts" de deux heures chacun. J'ai du mal à prendre le rythme et je ronchonne quand je dois m'extirper de mes rêves au bout de deux heures. Pourtant une fois dehors, j'aime bien me trouver seule sur le pont avec les étoiles et la lune et surtout les nuages. S'il y a un grain, nous nous faisons vraiment rincer. Idéal pour nous tenir éveillés. S'il n'y a pas de grain, on chante, plus exactement, on murmure nos chansons, pour pas réveiller le copilote. Le lendemain on est un peu enroué, coup de frais du grain ou fatigue vocale. Un peu des deux probablement.
Les amis radioamateurs Tourangeaux qui nous ont accompagnés tout le long de ce voyage sont enthousiasmes et heureux lors de la vacation de nous savoir si près du but. Pendant ces dix sept jours, les uns ou les autres se sont toujours débrouillés pour avoir le contact avec nous. Cet accompagnement a été pour nous un bonheur inestimable. Au milieu de la mer, à des centaines de milles de la terre ferme, on était rassuré de les savoir là, vigilants et attentifs à nos moindres soucis, à nos moindres états d'âmes, à nos moindres bonheurs. Ils se sont fait du souci pour nous, ils se sont réjouis avec nous, ils ont été de tout ce voyage, fidèles et disponibles. Ils ont été le lien avec nos enfants. Ils ont été les voix qui rassurent, qui réconfortent et qui se réjouissent avec nous. Et puis chaque jour, nous avons retrouvé l'incontournable Réseau météo du Capitaine, géniale et chaleureuse assistance. André, Jean- Guy, Pierre et Michel, si vous saviez comme je vous aime.
C'est mardi. Il est environ midi locale. A une vingtaine de milles on aperçoit dans la bande grise de l'horizon des découpes un peu plus sombres. La Martinique enfin se dévoile. Nous avons longuement étudié le guide, les cartes, nous savons où atterrir. L'idée d'arriver nous transporte de joie. Enfin, en ce qui me concerne, pas trop longtemps. Très vite, je me torture la cervelle en projections hasardeuses. Comment ça va se passer ? D'abord qu'est-ce qui prouve que c'est la Martinique ? La carte signale des patates partout, des immenses rochers qui affleurent à la surface. Saurons-nous les repérer ? S'il fait nuit quand on arrive, comment s'en sortir ?
Notre arrivée se passe dans une ambiance tendue. Alors qu'on devrait être fous de joie, on a toutes les chances, on arrive à seize heures en plein jour, on ne peut rêver meilleure condition , on est surtout très mal à l'aise.
Laurent parce que mes angoisses l'exaspèrent.
- y'a aucun problème et je comprends pas pourquoi tu stresses comme ça.
Au moment où il finit ça phrase, les signe précurseurs d'un bon grain s'annoncent. Ce n'est vraiment pas le moment. Il nous faut donc encore négocier celui-là et pas des moindre avant d'entrer à l'abri.
Lorsque nous arrivons dans la baie "du Marin", on prend l'alizé de face. Je n'ai plus l'habitude de cette sorte d'allure. Depuis des jours, nous avons navigué au portant. Le vent me hurle dans les oreilles, et même au moteur pour traverser les zones de mouillage et s'engager dans le chenal , le voilier par moment se couche. Je suis effrayée. Le tour de force c'est d'installer les défenses le long de la coque et de préparer les amarres alors que je suis terrorisée et en semi sommeil. Je me rends bien compte que les plages sont bordées de cocotiers et que j'entre dans l'exotisme. Mais ça a plutôt des allures de cauchemar. Je me sens loin, loin de la magnifique réalité des cartes postales qui défilent sous mes yeux. Rien ne va dans ma tête. J'en pleurerais de désespoir. Je n'ose pas regarder Laurent, je crois qu'il n'est pas au mieux de sa forme. Que nous arrive-t-il ?
Le port nous accorde une place. La capitainerie nous envoie des marineros pour l'accostage. Quoi rêver de mieux ? Une demi heure plus tard, nous sommes solidement amarrés à un quai sympathique. Nous nous laissons tomber sur les bancs du cockpit, et on respire un grand coup. Nous nous sentons assommés, vidés. Je prends la main de Laurent, on se blotti l'un contre l'autre, et on respire, on respire. Il est là, tout beau, tout chaud, tout entier. J'en pleurerais.
- Tu te rends compte, on est arrivé en Martinique, tous les deux, tous seuls.....et à la voile. Tu sais à quoi je nous fais penser ?
- A deux voileux débutants ?
- Non, à deux pucerons, qui seraient tout fiers d'avoir traversé une mare aux canards.
Et on rigole, on rigole... Un excès de fatigues peut-être....
On réfléchira à ça demain... le plus urgent est di-contre